Ukraine 2022 – Tchécoslovaquie 1968

Article de François Vaillant
rédigé le 10 avril 2022

pour
Alternatives non-violentes,
n° 203, de juin 2022
https://www.alternatives-non-violentes.org/

La résistance armée du peuple ukrainien et celle non-violente du peuple tchécoslovaque en 1968 ne sont pas à comparer. Il est toutefois possible de les mettre en relation.

Ce propos de Gandhi nous éclaire : « Je n’hésite pas à dire, estimait-il, que là où le choix existe seulement entre la lâcheté et la violence, il faut se décider pour la violence. […] Mais je n’en crois pas moins que la non-violence est infiniment supérieure à la violence 1»
La seconde partie du propos est souvent omise, faisant dire à Gandhi ce qu’il n’a jamais professé. Gandhi ne nous conseille pas de choisir la violence pour ne pas être lâche. Il nous propose de choisir la non-violence pour n’être ni violent ni lâche.
Dès le premier jour de l’invasion de l’Ukraine, le président Zelensky a voulu que son pays se défende par les armes. Il en fut tout différemment quand les armées du Pacte de Varsovie ont envahi la Tchécoslovaquie.

Le Printemps de Prague
En janvier 1968, Alexander Dubcek est nommé secrétaire du PCT (Parti communiste tchécoslovaque). Très vite, sous sa houlette, le PCT entreprend des réformes qui étonnent : abolition de la censure, libération des prisonniers politiques, liberté de la pratique religieuse, etc. faisant advenir « un socialisme à visage humain », expression née en Tchécoslovaquie. C’est le fameux Printemps de Prague. La Pravda, le journal officiel de Moscou, parle de contre-révolution et de révisionnisme. Les maîtres du Kremlin craignent que d’autres pays de l’Est ne suivent l’exemple tchèque. C’est pourquoi Brejnev décide d’envahir la Tchécoslovaquie dans la nuit du 20 au 21 août 1968 pour en finir avec le Printemps de Prague. Des armées du Pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie, par la RDA, la Hongrie, la Roumanie et la Pologne.
Le matin du 21 août, les Tchécoslovaques se réveillent avec 250 000 soldats étrangers sous leurs fenêtres. Dubcek ne veut pas de bain de sang, il ordonne à l’armée de son pays de rester dans les casernes. Sont encore dans toutes les mémoires les massacres de milliers de Hongrois perpétrés par les Soviétiques à Budapest en 1956, suite à des émeutes violentes contre le régime communiste hongrois.
Dès le premier jour de l’occupation, il n’a pas été question de fraterniser avec l’occupant, mais de lui faire comprendre qu’il était indésirable. Jamais dans l’histoire, 250 000 soldats se sont retrouvés ainsi « déboussolés ». Plusieurs pensaient ne participer qu’à de simples manœuvres. Certains régiments avaient été avertis qu’ils trouveraient en face d’eux des hordes de contre-révolutionnaires armées par la CIA. Ils ne rencontrèrent qu’une population qui se disait « socialiste » et fidèle aux directives de leur Parti communiste. Dès le début, les soldats d’occupation furent plongés en plein désarroi, ne trouvant aucune résistance armée pouvant légitimer des représailles sanglantes.
Les obstructions d’avenues et de places par une foule assise et déterminée, le dialogue avec les soldats, les opérations « villes mortes », etc, tout cela eut pour conséquence de démoraliser les forces d’occupation qui ne comprenaient plus le sens de leur mission en Tchécoslovaquie. Plusieurs régiments devenus peu fiables durent être rapatriés, des soldats désertèrent, y compris de nombreux équipages de chars… Pour la première fois dans l’histoire, des forces d’occupation encore toutes fraîches se retrouvèrent désarmées parce que démoralisées.
L’humour a tenu une grande place dans les actions directes de démoralisation, comme en témoignent les slogans écrits sur les chars et les camions militaires des occupants, sur les murs, sur des tracts, et très souvent en russe pour être bien certain qu’ils soient compris. Par exemple : « Staline applaudit, Lénine désapprouve » ; « On ne construit pas le socialisme avec des chars » ; « Vous avez des tanks, mais nous avons le droit pour nous » ; « Américains, quittez le Vietnam !, Soviétiques, quittez la Tchécoslovaquie ! » ; « Nous avons survécu à Hitler, nous survivrons à Brejnev » ; « Seul peut être libre un peuple qui ne prive pas un autre peuple de sa liberté (Karl Marx) » … Partout dans le pays, des panneaux indicateurs ont été modifiés, avec des inscriptions comme : « Moscou, 1 800 km ».
La non-collaboration avec les militaires des armées d’occupation est allée très loin. À Prague, les magasins leur ont refusé tout ravitaillement. Des inscriptions fleurissaient sur les magasins : « Ivan, pas de lait ici pour toi ! » (sur la vitrine d’une crémerie) ; « Ne touchez pas à un seul de leurs cheveux, mais ne leur donnez pas une seule goutte d’eau ». De multiples petits actes anodins ont contribué à saper le moral des troupes d’occupation, tels ces jeunes gens et jeunes filles s’embrassant longuement devant des soldats vigiles. Pour symboliser leur résistance, de nombreux habitants portèrent à la boutonnière une résistance électrique !
Comme l’armée tchèque a été cantonnée dans ses casernes, que les hommes n’ont pas été mobilisés, les différents corps de métier ont continué à faire fonctionner le pays. Les habitants sont devenus des résistants aux mains nues. Exemple : comme le Kremlin comprit vite le pouvoir des radios libres, il décida d’envoyer de Moscou, par le rail, un matériel sophistiqué pour les brouiller. Le vendredi 23 août après-midi, des cheminots donnèrent l’alerte à propos d’un train transportant du matériel de brouillage-radio qui entrait en Tchécoslovaquie. L’annonce fut partout répétée : « Camarades cheminots, empêchez le train d’atteindre Prague ! Empêchez-le d’avancer ! Bloquez les voies ! » Le train se mit à tourner en rond pour finir disloqué, une partie du convoi filant vers la RDA ! Des hélicoptères soviétiques vinrent récupérer la cargaison éparse du train initial, mais il manquait le contenu d’un wagon, le plus important !
Les radios libres demandèrent aux habitants de retirer toutes les plaques de rues, les numéros sur les immeubles et les noms sur les boîtes aux lettres. Les facteurs pouvaient continuer leur travail car ils connaissaient leur quartier et les destinataires des courriers. On vit apparaître sur les boîtes aux lettres les noms de Dubcek et Jan Hus, le héros national. Cela eut le mérite d’empêcher les collabos d’arrêter les meneurs de la résistance. Dans les villes et les villages, les familles continuèrent à vivre et à travailler. La peur n’entraîna pas le départ de réfugiés. Jamais le PCT ne demanda la livraison d’armes occidentales. Le seul point commun entre la résistance armée ukrainienne et la résistance non-violente tchèque a été que ces deux nations se sont retrouvées soudées et unies dans leur forme de résistance.
Le drame fut que Dubcek fut emmené contre son gré à Moscou le 23 août. Là-bas, coupé de toute information véritable, on lui fit croire qu’on se battait maintenant dans les rues et que le sang coulait partout. Le Kremlin lui signifia que la seule issue pour sauver des vies était la capitulation. Si bien que, revenu en avion à Prague le 27 août, Dubcek lut à son arrivée un communiqué rédigé par les maîtres du Kremlin et annonçant la capitulation de la Tchécoslovaquie. Ce discours eut un effet délétère sur la population, cassant le ressort de la résistance. Les observateurs étrangers furent unanimes à dire que la résistance non-violente adoptée spontanément par la population aurait pu se prolonger plus longtemps et conduire à une situation bien différente si Dubcek n’y avait pas mis fin par cette capitulation. La normalisation de la Tchécoslovaquie commença. Le Printemps de Prague avait vécu.

Puis la non-violence devint contagieuse
L’esprit du Printemps de Prague et la force de la non-violence restèrent dans les mémoires, si bien qu’en janvier 1977, quelques dizaines de personnalités tchécoslovaques publièrent la Charte 77, avec un appel à se réunir « pour le respect des droits civiques et des droits de l’homme dans notre pays et dans le monde ». Cet acte civique défiait ouvertement le pouvoir communiste. Parmi les premiers signataires se trouvait un certain Vaclav Havel, dramaturge. Il fut accusé d’activités subversives comme les autres signataires. Ils connurent tous la prison. Au fil des années, l’attrait pour la Charte 77 continua à éroder le pouvoir du régime communiste : plus celui-ci réprimait les partisans de la Charte 77, plus celle-ci avait d’adeptes !
Solidarnosc apparut à Gdansk en 1980, notamment grâce à Lech Walesa. Très vite des intellectuels polonais, tels que Jacek Kuron et Adam Michnick, comprirent qu’il fallait que le mouvement Solidarnosc s’inscrive dans une confrontation directe mais sans violence avec le pouvoir communiste polonais, dans la foulée de ce qu’avait réalisé les partisans de la Charte 77.
Le 9 novembre 1989, le Mur de Berlin n’est pas tombé de lui-même. Il avait commencé à être ébranlé par la résistance non-violente tchécoslovaque d’août 1968, puis par la Charte 77, et ensuite magistralement par Solidarnosc et la société civile de RDA. Il existe une certaine filiation entre ces luttes sans armes. Ce n’est pas un hasard si le 25 novembre 1989, sur la grande place Wenceslas de Prague, cent mille personnes vinrent écouter et applaudir Vaclav Havel et Alexander Dubcek. Une grève générale fut alors décidée, laquelle conduisit à l’élection démocratique de Vaclav Havel comme président de la République, le 29 décembre 1989. La Pologne, quant à elle, avait mis fin à son régime communiste depuis avril 1989.

Bientôt la fin de Poutine ?
Pendant combien de semaines, de mois ou d’années Vladimir Poutine va-t-il rester au pouvoir ? Personne n’en sait rien, mais nous aurions tort de croire la population russe atone depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février. Au cours du premier mois, plus de 15 000 citoyennes et citoyens russes sont sortis manifester dans la rue, dans une cinquantaine de villes, parfois seuls, brandissant une pancarte « Niet voïne !» (Non à la guerre !). Ces personnes savaient que leur acte de protestation pouvait leur coûter 15 jours d’emprisonnement 2. Depuis sa prison, Alexis Navalny put faire passer une vidéo où il condamnait la guerre poutinienne en Ukraine. Le 8 mars, journée de la femme, des dames, parfois âgées, ont voyagé dans le métro, habillées d’un ciré jaune et d’un foulard bleu sur la tête, aux couleurs du drapeau ukrainien. En plein journal télévisé, le plus regardé en Russie, l’employée Marina Ovsiannikova eut le courage de brandir une pancarte : « Non à la guerre ! Ne croyez pas la propagande ! On vous ment ici. Les Russes sont contre la guerre 3. » Direction la police puis le tribunal !
Le courage se manifeste bien sûr lors d’une résistance, armée mais assurément, il se manifeste aussi grandement dans une résistance non-violente, avec le risque de la prison au bout du chemin. Là encore l’histoire de Gandhi nous éclaire. Quand la marche du sel arriva au bord de la mer, des centaines puis des milliers d’Indiens accomplirent le même geste de désobéissance civile que Gandhi, puis ils allèrent frapper aux portes des prisons pour y être incarcérés comme lui. Mais quand une prison est déjà pleine à craquer, pour y placer de nouveaux dissidents, il faut la vider des premiers occupants. Et quand le phénomène s’amplifie avec des désobéisseurs de plus en plus nombreux à demander l’incarcération, c’est le pouvoir qui est discrédité, qui vacille, prêt à tomber tôt ou tard.

« Je ne veux pas que vous heurtiez le tyran, écrivait Étienne de La Boétie, ni que vous l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on dérobe la base, tomber de son poids et se briser 4. » Bien sûr, les sanctions économiques, financières et politiques vont beaucoup contribuer à faire tomber Poutine, mais le pouvoir du maître du Kremlin aura déjà commencé à vaciller grâce aux femmes et aux hommes qui ont pris le risque de la lutte non-violente en Russie. Ce que Vaclav Havel nommait « le pouvoir des sans-pouvoir ».

Bibliographie

Vincent Roussel, art. « Août 1968 : le Printemps de Prague assassiné », dans le dossier de Non-Violence Actualité, « Résistances civiles. Les Leçons de l’histoire », 1983, pp. 75-77.
– Christian Brunier, art. « L’imagination au pouvoir, autopsie d’une résistance », dans le dossier de Non-Violence Actualité, Résistances civiles. Les Leçons de l’histoire, 1983, pp. 77-86
– François Vaillant, art. « La résistance non-violente d’août 1968 en Tchécoslovaquie », dans Le Supplément, revue d’éthique et de théologie morale, n° 154, sept. 1985, pp. 22-39 ; art. « Tchécoslovaquie – août 1968. Le printemps de Prague » dans ANV, n° 121, déc. 2001, pp. 25-28.
– Jean-Marie Muller, Vous avez dit « Pacifisme » ?, Paris, Cerf, 1983, voir pp. 235-252 et 283-305.
– Erich Bertleff, À mains nues, Paris, Stock, 1969.
– Robert Mandrou, Les Sept Jours de Prague, 21-27 août 1968, Paris, Anthropos, 1969.
– Michel Tatu, L’Hérésie impossible. Chronique du drame tchécoslovaque, Paris, Grasset, 1968.
– Isabelle Vichniac, L’ordre règne à Prague, Paris, Fayard, 1968.

Notes

1. Gandhi, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969, pp. 182-183.
2. Voir https://ovdinfo.org, le site des résistants russes qui fait écho de leurs actions de non-coopération et de désobéissance civile.
3. lemonde.fr avec l’AFP, 15 mars 2022.
4. É. de La Boétie, le Discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, 1978, p. 183.

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