Le sommeil des fourmis citoyennes

« Il faut allier l’optimisme de la volonté
et le pessimisme de la raison »,
écrivait Antonio Gramsci.

Effectivement, face, d’une part, à l’indifférence, au mépris des gens de pouvoir et même à leur inhumanité, d’autre part, face à l’apathie, à l’atonie, à l’égoïsme, à la résignation des gens ordinaires, il ne nous reste d’autre choix que de cultiver inlassablement notre persévérance rebelle et contestatrice.
Le mot « indifférence », réitéré tout au long de Démilitariser la France d’Alain Refalo, texte essentiellement pacifiste, bien informé et, de plus, ouvrage largement exhaustif, ne nous laisse pas, quant à nous, indifférent, mais il peut engendrer, bien malgré son auteur, le plus grand découragement.

Ce mot « indifférence » s’y décline de plusieurs façons, car, dans « notre » démocratie tout est fait pour créer cette indifférence, pour instaurer des sujets « tabous », pour installer un « mur de silence », le « silence de l’opinion publique ».
« Débat démocratique inexistant », « absence de débat public », « embrigadement des esprits » sont la norme : alors que 295 milliards d’euros sont consacrés à la Défense, ces chiffres « passent inaperçus et n’offusquent personne ». « Les Français seraient-ils sourds et aveugles, les syndicats et les associations, également, pour ne pas voir et ne pas entendre la réalité de ces chiffres ? » ; « Les salariés et les syndicats n’y pensent même pas » ; par ailleurs, « La France, “patrie des droits de l’homme”, ferme régulièrement les yeux sur les pratiques peu recommandables des pays auxquels elle vend des armes », « commerce des armes qui repose sur l’indifférence de l’opinion publique » qui s’accompagne de l’« indifférence des grands médias qui ne se bousculent pas pour informer… ». C’est notre « passivité et notre silence qui… ».
L’indifférence ? Ou tout simplement un endurcissement invétéré dans la servitude volontaire, notion depuis longtemps proposée par La Boétie qui, sauf erreur, n’est jamais cité dans la grosse centaine de pages de ce recueil où nous pourrons pourtant discerner plusieurs formes de résistance à la démence du militarisme français :
– Une contestation culturelle quand il est souhaité de déconstruire la mémoire nationale guerrière, quand il s’agit de réhabiliter les « fusillés pour l’exemple » ou de supprimer les parades militaires * ; quand il s’agit d’opter pour un autre hymne national, de valoriser les symboles pacifiques ; également quand il s’agit de supprimer le projet de Service national universel (sur ce dernier point, le SNU, rendu obligatoire, permettrait aux jeunes gens d’exprimer leur refus et aux plus anciens d’être solidaires, car n’oublions pas que seule une jeunesse courageuse aurait l’audace de se lancer dans l’action).
– Une opposition économique et politique en reconvertissant l’industrie de l’armement, en stoppant les ventes d’armes, ce commerce de la mort ; et, projet de plus grande ampleur, il s’agirait de « civiliser la défense » sur deux points en particulier : les interventions militaires extérieures et la dissuasion nucléaire, sujets euphémisés, niés ou cachés selon les cas, car, avant tout, il ne faut pas heurter l’opinion publique qui ne se veut pourtant pas si curieuse : « L’Assemblée nationale comme l’opinion publique ont été maintenues dans l’ignorance totale de la fabrication de la bombe. »
– Une résistance « physique et personnelle dans des actions concrètes ».
Mais, sans doute, là n’est pas exactement le projet plus général de cet opuscule qui est de « démilitariser les esprits ». Alain Refalo, professeur des écoles, auteur d’En conscience, je refuse d’obéir (il s’agissait alors des consignes autoritaires de son ministre), mentionne amèrement « la passivité du corps enseignant ».
L’ouvrage met en valeur la lutte du Larzac et les actions contre la bombe, mais on aurait aimé que soit replacé dans l’histoire, puisque « notre histoire mérite d’être mieux connue », écrit-il, le début de la désobéissance civile non-violente – en tant que telle –, en France, moment qui se situe en pleine guerre d’Algérie avec les actions rien moins que symboliques contre les camps d’assignation à résidence, puis avec les actes de « solidarité pratique » en compagnie de ceux qui refusaient de participer à cette guerre ; cela, en n’oubliant pas de citer le nom de Lanza del Vasto puis celui de Jo Pyronnet. Sans ce dernier, ces actions n’auraient pas eu leur originalité pratique. Aussi lira-t-on avec le sourire ce qu’écrit Rachel Lamy, rédactrice en chef d’Alternatives non-violentes, dans le numéro 202 de mars 2022, à propos de la mort de Jean-Marie Muller, le décrivant en « précurseur de la non-violence ». Nous avions déjà noté, et à plusieurs reprises, cette habitude historienne de ne pas mentionner l’Action civique non-violente ou de ne lui consacrer que quelque trois lignes. Le rappeler, ce n’est en rien nier l’œuvre théorique importante de Jean-Marie Muller à la non-violence ; apport élaboré par après.
Par ailleurs, pour Alain Refalo, « l’État étant intrinsèquement lié à la violence et à la guerre », il nous paraît que, pour lui, les solutions viendront, cependant, surtout des pouvoirs politiques, nationaux ou internationaux. Ce dont nous doutons fortement.
Patrick Chastenet, dans Sud-Ouest du 31 mars 2022, avance que « dans nos sociétés technicisées, la réalité du pouvoir est détenue par une aristocratie de hauts fonctionnaires et de scientifiques qui délimitent le périmètre à l’intérieur duquel les dirigeants politiques peuvent agir ».
Nous pensons, de notre côté, que tant que les gens ordinaires, « les fourmis citoyennes aujourd’hui en hibernation », ne se lèveront pas, en nombre, pour agir, rien ne bougera vraiment : Alain Refalo rappelle la petite trentaine de personnes qui régulièrement se réunissent pour dire leur opposition lors du salon d’armement d’Eurosatory. En vain.
L’ensemble de ces luttes pourrait être « coordonné, fédéré dans un mouvement plus global de résistance à la militarisation », écrit Alain Refalo. Mais ce mouvement « reste à construire », conclut-il, car, devant le Complexe militaro-industriel » (l’industrie de l’armement), les forces armées et les décideurs publics) – cet éléphant –, les fourmis citoyennes, jusqu’à maintenant satisfaites de leur démocratie, ont laissé faire…

* Mais ce serait aller contre la démocratie puisqu’on nous dit que 53 % des Français sont opposés à la suppression du défilé du 14-Juillet. À quand une manif non-violente lors d’un 14-Juillet ?

Alain Refalo, Démilitariser la France,
Plaidoyer pour un pays acteur de paix,

Chronique sociale éd., 2022, 126 p.

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