L’Œil de l’État

Publié dans Chroniques Noir & Rouge
n° 7, décembre 2021

Dans Homo Domesticus,
James C. Scott proposait un travail historique,
tout en nuances,
pour comprendre l’émergence de l’État ;
ce dernier mis en place, il s’agissait donc
pour lui, l’État, d’accentuer sa lisibilité
sur les domaines dont il s’était emparé ;
thème que Scott développe
dans
L’Œil de l’État.

Ce qui, pour les humains, était « précédemment perçu comme des cadeaux de la nature » : forêts, gibier, plantes, eau, terre, minerais, etc., l’État va s’en approprier et s’efforcer d’en faire la comptabilité.
« Une société illisible constitue un frein à l’intervention efficace de l’État […] qui consiste à piller ou à assurer le bien-être public. » Les principales activités de l’État auront alors pour but de remodeler la population, l’espace et la nature « en systèmes clos ne réservant pas de surprises et susceptibles d’être observés et contrôlés ».


Les plantes valorisées deviennent des « cultures » qu’on opposera aux « mauvaises herbes » ; et la sylviculture commerciale va faire disparaître la forêt naturelle derrière l’arbre unique planté géométriquement.
Puis il va s’agir de « fabriquer les outils de la lisibilité » qui vont être unifiés ; des mesures comme la pinte, l’aune, le boisseau, le journal, la toise, mesures populaires qui pouvaient varier de grandeur d’une région à l’autre, vont disparaître. On commença par établir une mesure unique : le mètre-étalon, mais la population continua longtemps à utiliser les anciennes mesures, par exemple en les reportant sur ce mètre universel.
De fait, les anciennes mesures, nullement abstraites, correspondaient à des réalités particulières très concrètes : le « journal » équivalait ainsi à une journée de travail sur tel espace de champ.
L’État, par ailleurs, facilitera encore sa lecture en ajoutant administrativement, quelquefois d’autorité, un nom à des gens qui n’avaient que des prénoms, parfois les mêmes. Ce recensement général répondait à la nécessité d’estimer le nombre d’individus aptes au travail forcé, à la conscription ou que l’on pourrait soumettre à l’impôt. De nos jours, ce genre de lisibilité est dépassé par la carte d’identité avec photo, le livret de famille, le certificat de naissance, la carte sécu et le profil ADN.
De même, une langue nationale officielle va être imposée remplaçant la multiplicité des langues régionales, dialectes et patois ; parlers opaques pour l’extérieur, obstacles au regard de l’État ; et, pour encore mieux « voir » et gérer la population, en France, on s’efforcera avec un esprit géométrique d’organiser routes, canaux et voies ferrées afin qu’ils rayonnent comme une roue dont le centre serait Paris.
« La lisibilité suppose un observateur occupant une place centrale et à la vision synoptique » « à laquelle n’ont pas accès ceux qui ne sont pas au pouvoir. »
Pour illustrer ce besoin de lisibilité, l’auteur prend l’exemple de la ville moyenâgeuse de Bruges qui se présentait, d’après une vue aérienne, comme l’exemple du désordre pour les autorités, mais qui était sûrement parfaitement claire et familière pour ceux qui l’habitaient. Scott rappelle, de même, la configuration de la Casbah d’Alger qui, pendant la guerre d’Algérie, mit en difficulté les militaires français pour y circuler. À l’inverse, à Paris, il donne l’exemple impressionnant de l’entreprise du baron Haussmann perçant des boulevards larges et rectilignes où l’armée pourrait circuler aisément, tout en détruisant les quartiers populaires d’où partaient les émeutes.
En architecture, raison de sa répulsion pour la crasse, la misère, les déchets, le pourrissement, les taudis, c’est chez Le Corbusier que va s’épanouir un goût de la géométrie à angles droits et de l’ordre mécanique, le tout associé à un imaginaire fasciste ; un Le Corbusier qui inspirera à Niemeyer la construction de la ville de Brasília en capitale administrative qui donne des ordres, qui « élimine la rue et les places comme lieux de la vie publique ». Cependant, avec le temps, il fallut composer avec la résistance des résidents, et aussi avec les ouvriers qui construisirent la ville et s’installèrent illégalement tout autour, dans un certain désordre, en improvisant.
Ajoutons une pratique de « convivialité sociale », autre résistance. Cette idée est développée par Jane Jacobs qui écrira que la ville peut être « pensée comme un organisme social, une structure vivante, en changement constant et pleine de surprises ».
James C. Scott insiste sur le fait qu’il y a là un « regard féminin » plus sensible au quotidien ; quotidien du piéton qui vaque à ses activités du jour en contact avec les commerçants, avec les passants, et qui a le désir d’« être en bons termes de rue ».
Si l’on est capable de dompter la nature, comme on l’a fait avec la forêt, pourquoi ne pas appliquer la méthode à la société, en particulier au niveau du travail. C’est avec la notion de « haut-modernisme », faisant une confiance absolue en la science, qu’il sera question de contrôler l’ensemble de la main-d’œuvre, d’adapter les règles de planification et de rationalisation, d’agir pour un productivisme étroit et matérialiste, traitant le travail humain comme une mécanique de mouvements simplifiés ; on parlera également de taylorisme ou de fordisme.
Autre exemple de haut-modernisme, de confiance en la science, avec le socialisme dit scientifique prôné par Lénine et appliqué par ceux qui savent ; ici, le parti d’avant-garde : la machine à faire la révolution. On ne s’attardera pas sur les comparaisons que fait Scott entre Le Corbusier et Lénine :
« Tout deux étaient convaincus que leurs connaissances scientifiques fournissaient des réponses uniques et correctes à la manière dont les villes devaient être conçues et à la manière dont les révolutions pouvaient être menées à bien. »
Si Jane Jacobs, une femme, s’est montrée une ardente critique de Le Corbusier, Rosa Luxemburg et Alexandra Kollontaï n’ont cessé, de leur côté, de dénoncer certaines idées et pratiques de Lénine ; la révolution, pour elles, était un processus vivant :
« Selon Luxemburg, le parti était certes capable de voir plus loin que les travailleurs, mais il était constamment surpris par celles et ceux qu’il entendait diriger, et ceux-ci lui apprenaient sans cesse de nouvelles leçons. »
« Cultiver le blé de manière industrielle et dans des proportions industrielles correspondait aux idées américaines concernant la direction que devait suivre l’agriculture », mais, exemple de haut-modernisme autoritaire, ce fut tout autant le cas de la collectivisation soviétique. Pour cette dernière, il semble que, temporairement, la réussite ait été réelle pour les principales céréales, mais notoirement moindre pour les fruits, les légumes, le petit bétail, les œufs et les produits laitiers. Sans compter, sur le long terme, le moindre rendement des terres et l’excès des pesticides dont on connaît maintenant les effets néfastes.
D’après Scott, si l’agriculture collectivisée a duré aussi longtemps, cela n’est pas imputable aux plans étatiques, mais il faut l’attribuer « aux improvisations, au marché gris, au troc et à l’ingéniosité ».
« Comment croyez-vous que les gens des campagnes aient réussi à survivre à soixante ans de collectivisations ? S’ils n’avaient pas fait usage d’initiative et d’intelligence, ils n’auraient pas tenu ! » Tel est le propos d’une femme de Novossibirsk vers 1989.
Ajoutons qu’il y eut une résistance paysanne, « une guérilla discrète », accompagnée de répressions terribles.
Tout un chapitre est consacré à la « villagisation forcée en Tanzanie » qui fut un échec économique et écologiste :
« Pour des raisons idéologiques, les concepteurs de la nouvelle société ne prirent aucunement en compte les savoirs locaux ni les pratiques des cultivateurs et des bergers. Ils avaient oublié le fait le plus important concernant l’ingénierie sociale : son efficacité dépend du retour et de la coopération de sujets humains réels. Si les gens trouvent la nouvelle organisation, quelle que soit par ailleurs son efficacité, attentatoire à leur dignité, à leurs projets et à leurs goûts, ils peuvent s’arranger pour en faire une organisation inefficace. »
Démentant quelque peu le contenu de son livre, Scott prétend ne pas faire le procès du haut-modernisme, cela en avançant l’organisation d’un certain nombre de services comme les programmes de santé publique, la sécurité sociale, les transports, les moyens de communication, l’éducation universelle, etc. ; services auxquels « peu d’entre nous seraient prêts à renoncer » ; services, cependant, qui pourraient être mutualisés et non pas étatisés.
En avant-dernier chapitre (« Domestiquer la nature »), on peut lire :
« Il est dès lors temps de nous tourner vers un examen approfondi de cette forme de savoir que le haut-modernisme a ignorée à ses risques et périls : le savoir pratique », le tour de main. Ce que Scott nomme la mëtis : « un large éventail de savoir-faire pratiques et d’intelligence développés en s’adaptant sans cesse à un environnement naturel et humain en perpétuel changement ».
Le problème, finalement, c’est « l’impérialisme » de ce haut-modernisme, ce « n’est pas la reconnaissance de la connaissance technique, mais le fait de n’en pas connaître d’autre ».

*

Un artisan, venu travailler à la maison et avec qui nous parlions de son métier en buvant un café, nous dit, un peu gêné : « Quelquefois, je pense que mes mains ont de l’intelligence. »

James C. Scott, L’Œil de l’État.
Moderniser, uniformiser, détruire,
La Découverte, 2021, 542 p.

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