Démocratie au Rojava

Paru dans Réfractions, n° 46

La Fascinante Démocratie
du Rojava

Si les gens ordinaires adhèrent facilement aux idées toutes faites sur l’anarchisme et particulièrement quand il s’agit de violence , pour autant, nous, les anarchistes, ne sommes pas à l’abri de réserves diverses devant un présent qui est proche de nos pratiques ; la pensée semble alors arrêtée, l’imaginaire bloqué par tout ce qui n’est pas notre savoir historique et idéologique.
Seules, les forces nouvelles de l’évolution – et quelques surprises événementielles – pourront être à même d’ouvrir des portes libertaires.
Il est dit, en avant-propos, que ce livre – complexe, juridiquement très détaillé, soucieux de nuances, et qui s’appuie sur des sources écrites abondamment citées et complétées par des informations orales n’est pas un reportage sur le terrain, mais un essai sur les idées politiques et les institutions d’une société en construction et en perpétuelle mutation ; expérience qui se déroule sur des territoires ravagés par la guerre, trahis par la Russie, par les États-Unis et les pays occidentaux, envahis par l’armée turque, surveillés par Assad et convoités par les intégristes musulmans (c’est d’ailleurs en repoussant les djihadistes que le Rojava s’est fait connaître).

Cette expérience transitoire, très pragmatique, s’avance sur une corde raide en suscitant un questionnement sans fin et de nombreuses réponses en suspens sur la multiplicité et l’enchevêtrement des institutions démocratiques mises en place avec, d’un côté, la volonté communaliste de gouvernement par le peuple, de l’autre, l’ancien parlementarisme qui traîne derrière lui le capitalisme et l’État.
Institutions que s’efforce de décortiquer et d’analyser le juriste Pierre Bance :
« Pour la première fois, une ligne politique démocratique, libertaire et socialiste émergeait au Moyen-Orient contre la modernité capitaliste. »
Rappelons que, à l’issue de la Première Guerre mondiale, le découpage arbitraire de la région a fait du peuple kurde (44 millions d’habitants) une nation sacrifiée, une communauté aujourd’hui principalement répartie sur quatre États : la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie.
C’est de cette dernière région qu’il est question ici et plus particulièrement de la Fédération de la Syrie du Nord.
On connaît déjà par Un autre futur pour le Kurdistan de Pierre Bance (Noir & Rouge éd., 2017) (voir « Espérer en quelque endroit… » sur deladesobeissance.fr) la problématique sociale s’appuyant sur le « municipalisme libertaire » d’un Bookchin pour aboutir au « confédéralisme démocratique » d’un Öcalan et se concrétiser dans la Charte du Rojava − « norme juridique atypique » − qui présente une avancée incontestable « sur toutes les constitutions et systèmes politiques du Proche-Orient » , charte qui mettait en avant que « le pouvoir vient du bas », charte qui a mis en place une confédération des peuples de la région, une « polyphonie communautaire » de Kurdes, d’Arabes, d’Assyriens, de Chaldéens, de Syriaques, de Turkmènes, d’Arméniens, de Tchétchènes, de Tcherkesses, etc.
Cette charte est maintenant devenue le Contrat social de la fédération démocratique de la Syrie du Nord (ce Contrat est intégralement publié dans ce livre) ; le mot « contrat » est signe d’égalité et d’auto-organisation.
« Les caractères de l’étatisme parcourent ses articles », nous dit cependant Pierre Bance, quand bien même l’évocation de la démocratie directe y « introduit, discrètement, les instruments de sa propre destruction ».
Cependant, à l’échelle mondiale des États-nations, ce Contrat ne peut être vu que comme un « objet non identifié », car, pour un juriste de droit public international, « s’il peut y avoir un État sans constitution, il n’y a pas de constitution sans État » ; et la Fédération démocratique de la Syrie du Nord n’est pas un État reconnu.
Un État « fonctionnel » ? un proto-État ?
Ou simplement une Administration autonome qui garantit le droit à la propriété, corrigée par les principes de l’économie sociale et de l’industrie écologique.
S’il n’est pas possible, ici, de donner dans le détail tous les articles de ce Contrat, on notera cependant la condamnation du « régime tyrannique de l’État-nation » pour lui préférer la libre fédération des autonomies. Il s’agit, dans la mesure du possible, de tenir l’État à distance, de le marginaliser (à comparer avec le contre-exemple historique français des mutuelles ouvrières autonomes ; les prestations sociales étant maintenant entre les mains de l’État qui, par nature, tend à tout se réapproprier).
Se pose cependant la question de savoir si ce Contrat est vraiment une Constitution ; on consultera utilement les Chroniques Noir & Rouge, n° 2, de septembre 2020, où l’auteur, lors d’un entretien, parle d’un « texte constituant ».
Constitution ou pas, « les mentalités et les habitudes sont plus difficiles à faire bouger que les textes. Et l’on sait que les textes les plus spectaculaires et apparemment les plus protecteurs ne sont point toujours ceux qui sont les mieux appliqués ».
Par ailleurs, Pierre Bance s’interroge sur ce qu’il reste de « l’ancienne société autoritaire et patriarcale », et tout autant sur ce qu’il reste du « marxisme-léninisme au fond des nostalgies révolutionnaires ».
Ce qui est mis en avant, c’est − comme au Chiapas − l’action d’une avant-garde éducatrice qui ne recherche pas le pouvoir et qui tend à sa propre disparition.
L’Histoire continuant sa marche, il ne s’agira pas de conclure ni de déplorer une déroute à venir (nous pensons à la Commune de 1871 ou aux collectivités espagnoles de 1936) non plus de délirer sur des lendemains de bonheur et de liberté, mais d’être à l’écoute d’un présent en action ; il s’agit de dignité, il s’agit de cohérence avec nos propres convictions plutôt que de victoire, car il n’y a quelquefois pas d’autre choix que la fuite ou la mort après avoir été trahi et vaincu.
La « nouvelle » démocratie que proposent les Kurdes dans la Fédération de la Syrie du Nord a-t-elle plus de chance de vivre que l’Espagne libertaire de 1936 ? Rappelons que cette dernière avait contre elle non seulement les sociaux-démocrates et les communistes espagnols, mais aussi la droite et l’extrême droite franquiste, les nazis de Hitler, les fascistes de Mussolini, sans oublier les démocraties française, anglaise, etc.
Analyse rétrospectivement douloureuse ; elle l’est, tout autant, préventivement, pour les Kurdes de la Syrie du Nord qui, comme on le sait, sont assiégés.
Celles et ceux qui agissent ne peuvent que rejeter une volonté d’objectivité politique et historique porteuse de pessimisme. Pour autant, faut-il (fallait-il en Espagne ?) renoncer à combattre ou faut-il chercher d’autres moyens que la lutte armée ? Parmi de multiples questions de ce livre, nous en retiendrons une :
« Le militarisme ne gangrène-t-il pas l’idéal milicien du peuple en armes ? »
Mais on ne refait pas l’Histoire.
Un petit livre, Non-violence dans la révolution syrienne, publié par les Éditions libertaires et Silence en laissera plus d’un sur sa faim, cependant, une option révolutionnaire y était bien présente. Pour la Syrie, très tôt, apparaît « le choix assez massif de l’action directe non-violente et de la désobéissance civile », écrivent Guillaume Gamblin et Pierre Sommermeyer du collectif éditeur de ce livre que Pierre Bance semble ignorer ou négliger.
S’appuyant sur Échos révolutionnaires de Syrie (https://hourriya.noblogs.
org), ils avancent que « la question du passage à la violence armée s’est posée au moment le plus fort de la répression quand les soldats embrigadés par le régime désertèrent avec leurs armes, formant alors le noyau de ce qui prit le nom d’Armée libre de Syrie » et qui contrôla rapidement l’ensemble. « Cela sonna la fin de la révolution et le début de la guerre. C’est la logique des armes. »
Mais c’est dans un passage, à propos de pédagogie, que nous pouvons lire que «  la révolution se fera par l’éducation continue, plus lente que par l’action violente, mais plus sûre ».
Dans un entretien, nous retiendrons le propos de Salih Muslim : « Combattre est quelque chose de facile, tuer aussi, mais si vous voulez changer les mentalités, cela prend du temps. Il est bien plus difficile de construire la paix que de faire la guerre. »
Changer les mentalités ? Tout un programme.
Médiatiquement, il se passe en Syrie ce qui se passa en France avec la Résistance : « Ce sont les actions armées qui sont devenues les symboles incontestés de cette résistance au point d’occulter dans la mémoire collective l’importance des résistances civiles. »
Une révolution en grande difficulté ? « En danger », est-il écrit. Sans doute, mais Pierre Bance nous met en main tous les documents en sa possession pour nous présenter la vision toute de lucidité « d’une société paradoxale cherchant à concilier des prérogatives d’État, jugées encore nécessaires, avec l’ambition de construire une société sans État ».

Pierre Bance, La Fascinante Démocratie du Rojava,
Le Contrat social de la Fédération de la Syrie du Nord,
Noir & Rouge éd., novembre 2020, 606 p.

janvier 2021

D’un courriel de Pierre Bance, fin janvier :

À propos de ton observation sur la désobéissance civile et l’action directe non-violence en Syrie, j’ai lu Non-violence dans la révolution syrienne. Je n’y ai rien trouvé qui concernerait l’objet de La Fascinante démocratie : l’étude des idées, des textes et des institutions. Je me souviens que l’introduction du livre s’appuyant sur Jean-Pierre Filiu, lequel soutient les nationalistes arabes contre les autonomistes kurdes, se refuse à admettre, même de manière critique, que le PKK a évolué, m’avait quelque peu irrité.
La question de l’action directe non-violente ne s’est pas posée au Rojava. Je n’ai jamais entendu parler d’un mouvement non-violent qui aurait eu ou qui ait aujourd’hui quelque influence. Je ne crois pas que le Mouvement des jeunes Kurdes (TCK), cité dans la brochure par Leila al-Shami, soit un bon exemple sachant qu’il était soutenu par Barzani et les Turcs derrière. Cela étant, il est vrai que PYD et le PKK avaient préparé, formé et encadré les milices kurdes qui ont pris le contrôle de la région dès le départ de l’armée d’Assad en juillet 2012. Il est aussi vrai, qu’ils ont marginalisé les autres forces politiques militairement et politiquement. On peut discuter la méthode, mais s’ils ne l’avaient pas fait, on ne serait pas là à parler du Rojava.
Par contre, j’ai soulevé la question de l’objection de conscience (pages 378-379), insisté sur le militarisme, la martyrologie et le culte de la personnalité qui gangrènent l’esprit révolutionnaire (pages 216, 236, etc., voir l’index « Armée-Militarisme »). Aussi, dénoncé le rôle de l’armée qui tend à se substituer au pouvoir civil avec tout ce que cela implique (pages 148, 350, etc., voir dans l’index « Armée – Primauté du civil sur le militaire »).

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