La Rébellion zapatiste

Publié dans Casse-rôles,16,
mai-juillet 2021.

D’abord, en 2002, Jérôme Baschet édita chez Denoël L’Étincelle zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, livre réédité en 2005 par Flammarion avec pour titre La Rébellion zapatiste qui reparaît en 2019, toujours chez Flammarion, dans une édition complétée et augmentée d’une nouvelle postface.

 

Rappelons que le 1er janvier 1994, lors de l’entrée en vigueur du Traité de libre-échange (Alena) avec les États-Unis et le Canada, l’armée zapatiste (EZLN) s’empare d’une demi-douzaine de villes mexicaines (« Ils prirent les armes pour prendre la parole. ») et, le 2 janvier 1994, le lendemain, se retirent pacifiquement devant l’armée fédérale non sans avoir essuyé des pertes importantes. Ce repli militaire fut donc rapide et permit tout aussitôt une réflexion qui s’ouvrit sur la décision de « mettre en mouvement la société tout à la fois au plan régional, national et international ».
Si les zapatistes abandonnèrent l’usage de leurs armes, ils ne renoncèrent pas pour autant aux armes comme garantie de leur sécurité.

Un peu de théologie de la libération, un peu de marxisme revisité vite oublié, semble-t-il –, ajoutés à l’expérience de résistance indienne accumulée au cours des siècles et bien prise en compte par les protagonistes, ce fut ce cocktail qui changea la donne pour déboucher sur une pratique d’autonomie originale.
Il paraît donc que la défaite militaire ait été « heureuse » (propre parole d’un zapatiste) puisqu’il s’est agi alors, en s’immergeant en son sein, de restaurer la société civile et d’exalter sa souveraineté avec la volonté de la reconstruire par en bas.

Femmes, indiennes et pauvres
Dans le cours du processus d’autonomie zapatiste, l’émancipation des femmes chiapanèques ne doit pas être considérée comme une affaire secondaire mais, sans doute aucun, comme une dimension essentielle.
Paradoxalement mais peut-être pas , nombreuses ont été les femmes à s’engager dans la guérilla, échappatoire pratique pour éviter le destin tout tracé de femme au foyer chargée de nombreux enfants et sous l’autorité d’un mari habitué à ce que les femmes subissent leur domination.
Présentée par les zapatistes, c’est en 1993 qu’est approuvée « la loi révolutionnaire des femmes ». Ce texte est le résultat d’un travail d’enquête au cours duquel des femmes zapatistes ont écouté, rassemblé, recueilli la parole nombreuse des femmes, l’état de leur situation et leurs revendications. « Le panorama de l’oppression subie par les femmes indiennes du Chiapas était à tous égards accablant », écrit Jérôme Baschet.
Il s’agissait pour le moins, dans une société machiste au plus haut point, d’inventer une nouvelle façon de vivre au quotidien avec, pour les femmes, le droit de choisir librement leur conjoint, le droit de choisir le nombre de leurs enfants, le droit à l’éducation et le droit à l’égale participation aux décisions politiques et aux charges communautaires ; il s’agissait particulièrement de condamner, d’empêcher les violences conjugales et, sur ce point, l’interdiction stricte de l’alcool sur les territoires zapatistes a été exigée par les femmes.
Il a donc fallu bouleverser bien des mauvaises habitudes, vaincre des inhibitions enracinées, remettre en cause les mœurs anciennes pour que le sous-commandant Galeano puisse affirmer : « Elles ont lutté également contre nous et elles nous ont défaits. »
Ainsi, le 1er janvier 1994, la major Ana María commanda la prise de San Cristobal ; ainsi, le 28 mars 2001, la commandante Esther prit la parole à la tribune officielle du Congrès de l’Union du Mexique pour exiger la dignité, le respect de l’identité et de la différence des femmes indiennes qui subissent la douleur, l’oubli, le mépris, la marginalisation et l’oppression ; le mot de « dignité » revient comme une valeur omniprésente dans la parole zapatiste.
La nécessité de dire les obstacles que l’on met sur le chemin de la liberté des femmes sera cependant exposée dans un document (les cahiers de l’Escuelita) concernant leur participation aux affaires publiques, mais également au sujet de leurs propres réticences, en particulier quant à leur crainte de prendre la parole, elles qui ne savent en général ni lire ni écrire. Une des solutions fut que deux femmes occupent le même poste « afin qu’elles s’épaulent et se donnent mutuellement confiance ».
Il est à noter que les femmes chiapanèques ont un rapport à la tradition plus ouvert que les hommes, eux favorisés par les routines et les conventions, et qu’elles n’hésitent pas à remettre en cause des usages que l’on pensait immuables ; c’est encore la commandante Esther, s’exprimant à la tribune du Congrès, qui énonce : « Nous savons quelles coutumes sont bonnes et quelles coutumes sont mauvaises. »
Beaucoup d’espoirs sont maintenant mis dans la génération qui est née au moment du soulèvement il y a plus d’un quart de siècle , espoirs dans la capacité de toutes et de tous de pouvoir « déployer pleinement leur créativité et d’affirmer sans crainte leur personnalité ».
La lutte des femmes, comme une « révolution dans la révolution », s’inscrit dans la rébellion zapatiste avec pour caractéristique d’ensemble l’autonomie dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la justice et de l’autogouvernement.

Création de l’autonomie
Le territoire zapatiste, à peu près grand comme la Bretagne, se divise actuellement en villages regroupés en communes autonomes (assimilables à des cantons), elles-mêmes organisées en zones de l’étendue approximative d’un département.
S’appuyant sur une écoute de la parole qui circule dans le peuple – la société civile –, sur une circulation horizontale de celle-ci, les zapatistes la rassemblent, s’engageant à la restituer, à s’y conformer et à lui obéir quand il s’agit de prendre des décisions (mandar obedeciendo).
S’appuyant sur une critique du capitalisme néolibéral et de la marchandisation généralisée, une des caractéristiques de l’organisation sociale se manifeste dans la « déspécialisation » partielle des tâches, à quoi s’ajoute l’abandon du salariat et le recours limité à l’argent ; ce qui implique une répartition plus large des responsabilités et une large pratique d’entraide, le tout hors de la sphère étatique ; le refus de prendre le pouvoir étant affirmé, car il est entendu que le pouvoir réel est actuellement détenu par la puissance supranationale du capitalisme financier imbriqué au pouvoir politique.
Jérôme Baschet précise : « En démontrant une capacité populaire à s’autogouverner afin de fortifier des manières de vivre propres, la logique de l’autonomie revient à priver l’État de tout fondement, c’est-à-dire à le destituer. »
La déspécialisation se manifeste aussi à l’échelle de la justice sans professionnels attestés – ; elle s’exerce par la médiation entre les parties ; après enquête, si nécessaire, et écoute des plaignants, un accord est recherché pour, dans la mesure du possible, « restaurer les conditions de la vie communautaire » : il n’y a pas de « délits », pas de « peines », mais recherche d’une forme de réparation qui puisse être acceptée par les victimes et qui débouche sur une réconciliation. La prison est critiquée comme inadéquate.
La déspécialisation se manifeste tout autant dans l’éducation et la santé qui sont prises en charge essentiellement par les « promotores de salud » et les « promotores de educación » qui peuvent continuer à participer à la vie collective et même ne pas abandonner la culture de leurs terres grâce à une « diffusion des responsabilités ».
Les « promotores de salud » associent médecine occidentale et médecine traditionnelle (herboristerie), chaque commune disposant d’une micro-clinique et chaque zone d’une clinique avec la collaboration de médecins solidaires ; les soins les plus communs (infections intestinales ou respiratoires, ophtalmologie, gynécologie et soins dentaires) sont assumés par les promotores et, pour les soins les plus graves, les malades sont transférés vers les villes du Chiapas.
Les « promotores de educación » procèdent dans le même esprit : un effort collectif a permis la création de centaines d’écoles primaires et d’une école secondaire.

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Il nous paraît que Jérôme Baschet, plutôt de culture marxiste, peine à rappeler l’existence d’un Flores Magón et d’une certaine tradition libertaire mexicaine. Pourtant, ce à quoi nous assistons, avec l’expérience d’autonomie, c’est, sans que le mot « anarchiste » soit trop prononcé, à une mise en avant des valeurs libertaires, bien qu’il nous faille bien admettre que les zapatistes ne se reconnaissent pas dans ce qualificatif.
On a pu constater la même évolution avec les Kurdes accueillant favorablement, par la voix de leur leader Öcalan, les théories du libertaire Murray Bookchin. Les Kurdes, dispersés dans quatre États différents (Turquie, Iran, Irak, Syrie), ne cherchent pas, eux non plus, à créer un État propre, mais à construire une autonomie politique, culturelle, cette revendication que l’on retrouve chez les Chiapanèques.
Entre autres auteurs qui ont pu influencer les zapatistes, Jérôme Baschet cite Changer le monde sans prendre le pouvoir de John Holloway.
Sous nos yeux, se déploie un projet d’émancipation, libéré des guides autoproclamés, pour concevoir « un mouvement de construction collectif, sans chemin préalable et sans certitudes, engageant une rupture radicale à partir d’actes humbles et quotidiens ».


La Rébellion zapatiste de Jérôme Baschet,
Flammarion, 2019, 400 p.

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