Les gens ordinaires

Publié dans Chroniques Noir & Rouge,
n° 5, mai 2021

Le Temps des gens ordinaires

C’est le titre d’un livre du géographe Christophe Guilluy. L’expression « gens ordinaires » viendrait de George Orwell ; les gens ordinaires, autrement dit les petites gens, la classe ouvrière atomisée, les classes moyennes en voie de déclassement, les « petits Blancs », ce que d’autres nommeraient le peuple qui, d’après Christophe Guilluy, serait mis à l’écart par la classe dirigeante, serait rendu invisible, et subirait, depuis les années 1980, une relégation politique, économique – avec des syndicats tenus en laisse – et culturelle dans une France périphérique, pourtant majoritaire, opposée aux métropoles où se prennent les décisions, où les élites urbaines donnent le ton en ignorant une réalité de résistance à la mondialisation, à la division internationale du travail et à la recomposition économique des territoires. Si ce nouveau modèle économique produit des richesses, elles ne profitent pas au plus grand nombre.

Ce phénomène ne serait pas seulement français, mais européen ; les États-Unis étant compris dans l’analyse.
Marginalisés culturellement, ces gens ordinaires développeraient pour autant une sous-culture de solidarité et de fierté de leurs origines, mais aussi du communautarisme et, de temps à autre, de la violence.
Mais, en bouleversant cette donne de l’effacement, le surgissement des Gilets jaunes a montré que les classes populaires étaient toujours vivaces, s’autonomisant, se recomposant pour préparer une renaissance sociale. Rappelons que, sous prétexte d’écologie, une taxe sur l’essence défavorisait ceux qui sont les moins pollueurs, taxe décidée par ceux dont le bilan carbone est le plus élevé. Les manifestations des Gilets jaunes ont entraîné, d’un côté, une répression policière impressionnante et relativement inédite, de l’autre, s’est mise en place une entreprise intellectuelle de déconstruction, de complexification du réel de la part de ceux qui, du haut de leur prétendu savoir, et pour neutraliser la contestation, répètent que « c’est plus compliqué que ça ».
Sans alternative politique, que ce soit de droite ou de gauche, ce milieu populaire d’ouvriers, de paysans, de petits commerçants, d’employés, de chômeurs, de retraités, exprime une contestation de la situation économique qui semble quelquefois basculer dans l’extrême droite. Sans pour autant être porté par aucune idéologie, ce mouvement est qualifié par certains de populisme. « Sous-diplômés, sous-cultivés, intolérants et extrémistes », ainsi sont-ils décrits, ces gens ordinaires ne sont pourtant qu’en quête de reconnaissance. Sans conscience de classe, cette structure sociale est avant tout « contrainte aux valeurs d’entraide et de solidarité », écrit Guilluy
Et, faisant la une des informations nationales, il aura fallu rien de moins qu’un simple virus pour que ces gens de peu, ostracisés, deviennent les héros du quotidien : les infirmières, les aides-soignantes, les caissières, les petits commerçants, les éboueurs, les livreurs, etc.
En refusant de jouer sur le terrain du pouvoir – pas de représentants permanents –, en refusant de répondre à la violence policière – l’auteur cite à ce propos rien moins que L’Art de la guerre de Sun Tzu : « Le meilleur savoir-faire n’est pas de gagner cent victoires dans cent batailles, mais plutôt de vaincre l’ennemi sans combattre » –, en refusant de répondre aux allégations de fascisation, les classes populaires tendent à s’émanciper pour défendre leurs propres valeurs, car malgré leurs contradictions internes politiques et sociales, malgré leur hétérogénéité, elles ont compris que la globalisation, la désindustrialisation, organisées par l’action du pouvoir étatique, ont été un désastre pour elles.
Les gens ordinaires ont ainsi pris conscience de leur précarisation durable et de leur relégation de la vie culturelle générée par la classe dominante.
Or, l’objectif premier des gens ordinaires, c’est de préserver un niveau de vie et de protection sociale, le bien commun, qui conduira, par exemple, en Angleterre au Brexit quand le Premier ministre Johnson, inversant le sens de l’Histoire, a proposé, tout en sortant de l’Union européenne, d’augmenter le nombre des infirmières et des policiers, puis de renationaliser le rail, obtenant ainsi l’investiture des petites gens, mettant en évidence une nouvelle géographie politique des territoires périphériques et une nouvelle sociologie d’un bloc populaire majoritaire.
Sommes-nous devant une nouvelle lutte de classes opposant en quelque sorte les métropoles embourgeoisées aux territoires périphériques ?
« Les élites ont cru naïvement que l’exclusion des gens ordinaires était la condition de leur domination », écrit Christophe Guilluy. Ce serait en réalité la condition de leur chute.
Car les élites ne peuvent faire l’économie des gens ordinaires, autrement dit de l’altérité sociale, de la diversité : la pandémie du virus couronné a plus que confirmé le poids social des livreurs, aides-soignantes, caissières, infirmiers, etc.
En marginalisant les gens ordinaires, les élites urbaines se sont fragilisées ; d’où une volonté affectée de retour au réel pour inventer un monde d’après, cela en déglobalisant, en relocalisant ; entreprise quasiment impossible parce que sans les périphéries populaires qui ne pourraient qu’en être le moteur, ce sera un échec ; car les gens ordinaires sont le plus grand nombre.

Christophe Guilluy, Le Temps des gens ordinaires,
Flammarion, 2020, 206 p.

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