Début de la désobéissance civile en France

1957-1960

Les débuts
de la désobéissance civile
en France

 

Extraits du livre d’Erica Fraters
Réfractaires à la guerre d’Algérie, 1959-1963
édité par Syllepse en 2005.

 


III. Les premiers pas de l’Action civique non-violente

L’Action civique non-violente existait avant qu’elle ne s’oriente vers le soutien aux réfractaires. L’ACNV se constitue en 1957 en coordination avec la communauté de l’Arche (fondée par Lanza del Vasto, catholique, disciple de Gandhi), mais en dehors d’elle, et en suivant ses propres règlements.
La création de l’ACNV a été voulue comme séparée et indépendante de la communauté. Dans la deuxième moitié de 1958, paraît le premier numéro du journal de l’ACNV. Il porte en sous-titre : « Jalons pour la formation de groupes d’action civique non-violente » (voir annexe). Le secrétariat, installé à la communauté de l’Arche à Bollène, est alors tenu par Roland Marin.
Dans le projet de l’Arche, il y avait, et il y a toujours, la volonté de mettre en pratique, immédiatement, entre les membres, même peu nombreux, l’idée de la non-violence, sans attendre que tous les humains adoptent ces convictions. De plus, l’Arche offre, à qui le demande, une formation aux méthodes d’action et à une façon de vivre axée sur la non- violence ; ce fut pendant la guerre d’Algérie, également, un refuge, un lieu de repos, pour les militants de l’ACNV et leur famille inquiétés par les forces de l’ordre ou de justice, ou qui tout simplement se trouvaient devant des difficultés matérielles suite aux actions en cours.
La participation à l’ACNV de compagnons et de compagnes de l’Arche allait de soi et était encouragée. Ces deux structures coexistaient donc sans qu’il soit porté atteinte à l’indépendance de chacune.
Il s’agissait, en fait, de deux structures complémentaires.

Le premier combat de Lanza et de ses compagnons fut d’alerter l’opinion par divers jeûnes de protestation contre la pratique de la torture que subissaient les Algériens combattants, ou non, pour leur indépendance. Puis, ils se levèrent contre la bombe atomique française qui se préparait à Marcoule.
Par la suite, il y aura un jeûne et des manifestations à Grenoble, contre les tortures en France, puis suivront les premières manifestations contre les camps d’assignation à résidence où étaient enfermés les « suspects » algériens. Ainsi, à partir du 1er avril 1957, à Clichy, dans la proche banlieue de Paris, vingt jours de jeûne contre les tortures en Algérie sont observés par trois personnes issues de l’Arche : Bernard Gaschard, Pierre Parodi et Lanza del Vasto. Le local qui les abrite, rue du Landy, est le siège d’un centre d’information et de coordination nommé Défense des libertés et de la paix qui cherche à alerter l’opinion publique sur ce qui se passe en Algérie (voir annexe). Ce centre est parrainé par de nombreuses personnalités de divers horizons.

Christiane et Jo
À l’automne de l’année 1957 et au printemps 1958, Lanza est à Montpellier pour des conférences. C’est là qu’un professeur de philosophie va découvrir l’Arche et Gandhi, et qu’il entrevoit la possibilité de vivre autrement qu’il ne le fait ; surtout, il prend conscience de l’existence des camps : il s’agit de Joseph Pyronnet, futur puis principal responsable de l’Action civique non-violente.
Son épouse, Christiane, perçoit le déplacement du centre d’intérêt de son mari, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes au couple. Cette dernière réflexion est banale, mais significative, car elle a le mérite de montrer que, tout au long de l’action, les femmes ont une place importante dans les prises de décision des hommes. Elles participèrent ainsi sur un pied d’égalité aux différents combats. L’action des Trente contre les camps (voir plus loin), où il n’y avait que des hommes en première ligne, fut plutôt l’exception. Plus tard, ceux qui refusaient le service militaire étaient, évidemment, des hommes. Cependant, au cours de certaines manifestations, il y eut aussi des femmes qui n’eurent d’autre identité que celle de celui qui se constituait prisonnier. Pour l’ACNV, les problèmes concernaient tout le monde, hommes et femmes, et l’engagement de chacun se faisait en fonction non de son sexe, mais de sa disponibilité et de ses compétences. Dans les différents groupes de soutien locaux, les femmes avaient une place quelquefois prédominante.
Après la tenue du premier camp de la non-violence, début avril 1958, est décidée l’invasion de l’usine de Marcoule (selon Lanza, il s’agissait de « donner un coup de pied dans le cul du diable »).
Jo Pyronnet y fait sa première expérience de l’action non-violente, laquelle va se révéler déterminante.
À partir du 30 juin 1958, dix-huit personnes, à Genève et près de Marcoule, vont jeûner pendant quinze jours. Christiane la catholique y participe aussi et découvre le jeûne et… les protestants. Décembre-janvier 1959, à Grenoble, jeûne et manifestations contre la torture en France. C’est vers cette période que Jo découvre le camp du Larzac, sur un plateau « désert » à 900 mètres d’altitude ; là, sont enfermés des Algériens. Il prépare avec Daniel Wintrebert, membre du groupe de Montpellier, une manifestation pour dire « non aux camps de concentration », alors que toutes les manifestations sont rigoureusement interdites.
Le 28 juin 1959, a lieu le premier engagement devant le camp militaire du Larzac où 5000 Algériens dits « suspects » sont internés après avoir été raflés ou après une sortie de prison. Sept volontaires de l’ACNV demandent alors à être internés comme suspects. L’action se poursuit, en juillet, avec une « lettre ouverte » au ministre de l’Intérieur pour réclamer la suppression de ces camps ou l’internement des volontaires avec les suspects ; neuf jours de jeûne accompagnent ces demandes (voir, en annexe, le témoignage de François Vernier, sur une des actions à laquelle il participa).
En août 1959, Jo élabore, en accord avec son épouse Christiane, un plan d’action ; il se met en congé, avançant le motif de « convenance personnelle pour étude ». La communauté de l’Arche accueille alors Christiane et leurs quatre enfants. Ainsi, elle fait face, seule, à l’insertion de sa famille dans une collectivité où la plupart des gens sont célibataires. Ce qui l’amènera à dire à Jo : « C’est toi qui voulais entrer en communauté, c’est moi qui y suis ! » En effet, Jo quitte fréquemment l’Arche pour accompagner Lanza dans ses tournées de conférences et il en profite pour recruter des volontaires en vue d’une manifestation d’une plus grande ampleur. Il s’agissait surtout d’ouvrir l’éventail des futurs engagés, de rencontrer des têtes nouvelles hors de la communauté de l’Arche.
Ils seront trente hommes (voir annexe) à suivre une formation, début avril 1960, à Grésieux-la-Varenne. L’engagement est pris de se mobiliser durant au moins deux mois pour une pratique de la désobéissance civile en vue de dénoncer l’existence des camps. Le groupe est très composite. Ils ont de 20 à 64 ans avec, parmi eux, un Algérien musulman, un juif, des chrétiens protestants ou catholiques et des agnostiques.

Le camp d’internement de Thol
C’est l’embryon d’une « armée non-violente » qui va se présenter devant le camp d’internement de Thol, dans l’Ain, en avril 1960. Environ deux cent cinquante personnes vont les accompagner. La manifestation a été interdite, et le cortège est arrêté par les forces de l’ordre à trois cents mètres du départ. Les banderoles sont enlevées. On pouvait y lire : « Essayons la paix. Nous aussi sommes suspects. Reconnaître ses torts est une force. Non aux camps de concentration. Réparons un mal par un bien égal. On ne défend pas la paix en faisant la guerre. »
La police donne l’ordre de dispersion, les responsables de la marche celui de s’asseoir. Tous sont ramassés et chargés dans des cars : le silence est total. Les gendarmes eux-mêmes se transmettent leurs ordres à mi-voix avant d’aller déposer les manifestants dans un pré, six kilomètres plus loin.
Mais le cortège se reforme et repart en contournant la police qui garde la route. Les Trente sont en avant, détachés du groupe principal. À l’entrée de Pont-d’Ain, trois gendarmes barrent la route et intiment l’ordre de s’arrêter. En silence, calmement, les volontaires débordent le barrage et continuent.
À la sortie du village, nouveau barrage avec douze gendarmes, cette fois. Les Trente avancent, sourds aux injonctions de la police. Chaque gendarme se précipite sur l’un d’eux comme sur un forcené, et le « forcené » s’arrête sagement, simplement. Son voisin continue, sans courir, mais résolument, comme s’il n’était plus qu’une volonté silencieuse et inébranlable d’aller vers le camp. Le gendarme abandonne celui qu’il tenait et qui ne bouge plus pour se précipiter sur l’autre qui, dès qu’il est pris, s’arrête. Mais le premier est déjà reparti…
À ce jeu-là, les gendarmes s’énervent quelque peu. Les Trente, dispersés, bousculés, frappés, renversés, progressent quand même. Les voilà sur la place de l’église d’où ils étaient partis le matin.
« Regroupez-vous sur les marches de l’église ! » En quelques secondes, les Trente se retrouvent sur trois rangs en silence, comme pour une cérémonie. Les gendarmes, médusés, attendent : ces obstinés, qui ignorent les ordres, les coups de sifflet et les bousculades de la police, sont remarquablement disciplinés quand leur chef leur parle. Il parle peu… « Détendez-vous, respirez », dit-il, et chacun de s’exécuter, même les gendarmes. L’atmosphère un peu électrique semble s’apaiser.
Mais, soudain, il dit : « En avant ! » Et les voilà tous qui s’avancent à nouveau, sans précipitation, mais d’un pas ferme, droits, les bras au corps. La bousculade recommence, un peu plus vive, les coups pleuvent.
« Voilà le chef, prenez-le. » Un gendarme le saisit et veut l’entraîner. Il se laisse tomber à terre. Il est traîné et jeté sans ménagement dans un camion d’où il ressortira par trois fois. Après lui, il reste vingt-neuf chefs à qui il faudra appliquer le même traitement. Finalement, tous se retrouvent enfermés et emplissent de leurs chants les fourgons de police, puis la cour de la gendarmerie ! Lors de l’interrogatoire, la police veut connaître leurs motivations et l’origine du groupe :
« Mais, enfin, qui êtes-vous ? C’est vous qui les avez recrutés ? Que leur avez-vous dit ou fait ? Vous les avez hypnotisés ?
– Je leur ai dit ce que je vous dis, que ces camps sont une injustice grave qui prive les détenus de leur travail, de leur famille et de leur liberté, et cela par simple décision administrative, sans jugement. C’est une injustice commise en notre nom, nous en sommes responsables. De plus, si nous voulons la paix, il faut la faire, et pour cela accepter les mêmes sacrifices que d’autres font pour la guerre. Ils sont très disciplinés, mais ce n’est pas à moi qu’ils obéissent, c’est à leur conscience. Si je leur demandais de vous frapper, ils ne m’obéiraient pas. »
Plus tard, trois fourgons de police vont les déposer, un par un, à 120 km de là, dans le massif du Jura. Deux fois encore, ils se présenteront au camp de Thol. Après une nuit au commissariat, ils sont relâchés, toujours dans le Jura. Ils observent la trêve de Pâques en faisant un jeûne de trois jours à Lyon, puis ils partent pour Paris pour se présenter devant le centre de tri de Vincennes.
La décision d’agir à Paris s’explique par le sentiment d’essoufflement des actions devant les camps et pour donner une nouvelle impulsion au mouvement.
Cette action de Thol a été une expérience forte pour tous les participants. Le silence et le jeûne, l’unité réalisée entre des personnes de tendances très diverses, la détermination des volontaires pour l’internement ont fait entrevoir les dimensions possibles de la non-violence. Les cinq jours de préparation avant la marche ont porté leurs fruits pour l’organisation et pour transmettre l’esprit et le sens vrai des consignes. Ce qui a permis de témoigner que la non-violence est à la fois une philosophie et un moyen d’action.

Les Trente à Paris
Arrivés à Paris, le 19 avril, les Trente se rendent devant le centre de tri de Vincennes. Par trois fois, ils s’y présentent, d’abord ensemble puis par groupes successifs de cinq. Ils passent plusieurs heures en prison puis sont relâchés en banlieue.
Lors de la première arrestation, un volontaire musulman, algérien, est séparé des autres ; c’est Hamdani Lakehal-Ayat.
Lors des vérifications d’identité, les Trente avertissent que : « Nous sommes tous Hamdani », et qu’ils n’auront aucune autre identité tant que Hamdani ne leur sera pas rendu. Une heure après, ils sont tous conduits dans la salle où Hamdani avait été isolé.
Lors de l’interrogatoire d’identité, chacun est interrogé poliment, mais le policier qui interroge Hamdani adopte un autre ton : « Toi, comment c’est ton nom ? Allons, dépêche-toi ! Et ne fais pas le malin ! Et si tu mens, gare à toi ! » Hamdani fait le tour de la table, tape familièrement sur le dos du policier en lui disant sur un ton enjoué : « Tiens, je vais te montrer comment ça s’écrit… je vais l’écrire pour toi, puisque tu ne sais pas… puisque tu ne comprends pas… »
Le policier avait compris : « Non, merci, ce n’est pas la peine ! Asseyez-vous ! Bon, vous dites Hamdani avec un H… » Notre frère algérien peut reprendre sa place au milieu des volontaires.
Le 30 avril 1960, première manifestation élargie à Vincennes : un millier de personnes se rassemblent à proximité du château. Parmi lesquelles des « personnalités » : Mesdames Emmanuel Mounier, Germaine Tillion, messieurs Robert Barrat, Jean-Marie Domenach, Jacques Madaule et le pasteur Roser qui dirige la manifestation. L’ordre de dispersion étant donné, les manifestants s’assoient, les pancartes sont enlevées.
C’est alors le coltinage habituel, mais nouveau dans la capitale. Pour la première fois, on verra deux membres de l’Institut, un père dominicain, de grands professeurs et bien d’autres voltiger les quatre fers en l’air dans le panier à salade. « On n’avait jamais vu ça à Paris », titre un journal du lendemain, photo à l’appui. La plupart des manifestants, conduits dans les sous-sols de la mairie du XIe, organisent des discussions où chacun expose ses motivations. Bonne occasion de confronter les points de vue et d’établir des contacts entre des personnes de tous horizons. Vers 23 heures, après un relevé des identités, ils sont relâchés en banlieue par petits groupes.
En mai 1960, quatorze fois de suite, jour après jour, soit jusqu’au 14 mai, les Trente se présentent place Beauvau, devant le ministère de l’Intérieur pour solliciter leur internement.
À chaque fois, le déroulement de l’action est à peu près le même. À 15 heures, ils stationnent devant le ministère. Ordre leur est donné de se disperser. Ils refusent en s’asseyant sur le trottoir. Embarqués dans les cars de police, ils sont emmenés au commissariat du VIIIe, enfermés dans une salle sans fenêtres de huit mètres sur huit, qu’ils appellent l’Aquarium.
Relâchés vers 3 heures du matin à quinze ou vingt kilomètres de Paris, ils rentrent à pied, de nuit, par les banlieues désertes jusqu’au premier bus ou métro. Parfois, une voiture de gendarmes intrigués par ces marcheurs suspects les ramène à Paris pour vérification d’identité…
Ils reprennent l’action après quelques heures de repos.
Pour montrer que l’action non-violente ne se réduit pas à s’asseoir par terre, ils varient la manœuvre en se présentant en petits groupes accrochés par les coudes, tournés vers le dehors, les mains serrées en clef sur l’estomac.
Ou bien ils se dispersent aux quatre coins de la place. Ou, au contraire, pour montrer leur solidarité avec les policiers victimes d’attentat, ils montent d’eux-mêmes dans les fourgons de police.
Parmi les participants aux manifestations parisiennes, on aurait pu apercevoir un jeune homme, Yvon Bel, futur réfractaire ; il est enthousiasmé par ce qu’il voit : enfin des personnes qui ne se sauvent pas quand la police arrive mais qui continuent à exprimer leur opinion.
Le 11 mai 1960, les volontaires se retrouvent place de la Concorde autour de l’obélisque, derrière les grilles qu’ils ont refermées au cadenas. Sous l’inscription : « Aux applaudissements d’un peuple immense », ils installent de très grandes banderoles lisibles à cent mètres : « Nous aussi sommes suspects. Assignez-nous à résidence ou supprimez les camps. Nous nous assignons à résidence. »
La circulation déjà intense se ralentit, les voitures font trois fois le tour, les passants s’approchent, tout s’embrouille, c’est la pagaille. La police arrive, saute par-dessus les grilles. Les volontaires s’accrochent les uns aux autres par les coudes. Quand la police en détache un, il se laisse tomber à terre, se fait traîner jusqu’aux grilles, et on le passe par-dessus. L’action dure trente minutes.
Pendant les deux semaines suivantes, les volontaires partiront en province. Ils se mettront à la disposition des groupes locaux de l’Action civique non-violente pour préparer les manifestations du 28 mai 1960 sur le thème de : « Nous sommes tous suspects », pour signifier leur solidarité avec les internés des camps d’assignation à résidence. Les Trente sont l’avant-garde d’une action populaire, qui a pris corps le 28 juin 1959, avec la marche devant le camp du Larzac et la sous-préfecture de Millau. L’action des Trente forme une pointe, un axe, une structure à l’action populaire qui, à son tour, est indispensable pour donner ampleur et efficacité à la démarche des volontaires.
Le 28 mai 1960, malgré les « pleins pouvoirs » et l’interdiction officielle de toute manifestation, Lyon, Montpellier, Marseille, Nice, Toulouse, Saint-Étienne, Dijon, Grenoble, Caen, Annecy, Chambéry, Le Mans répondent à cet appel et organisent leur manifestation. À Montpellier, Daniel Wintrebert et Francis Catel ouvrent la marche : c’est le « baptême d’action non-violente » d’un futur renvoyeur de livret militaire : Pascal Gouget.
Le fait de renvoyer son livret militaire aux autorités était un geste plus que symbolique pour quelqu’un qui avait déjà accompli son service militaire : c’était manifester sa solidarité avec l’action en cours. La peine encourue pouvait aller de la simple amende à l’emprisonnement. (Voir le chapitre sur les renvoyeurs de livret.)
À Dijon, c’est Michel Halliez et ses amis qui manifestent silencieusement devant la préfecture.

Sur les Champs-Élysées…
À Paris, mille cinq cents personnes sont au rendez-vous du rond-point des Champs-Élysées. La police est là, elle aussi. L’ordre de dispersion est donné, et les manifestants s’assoient sur le trottoir. « Ramassez-moi ça », ordonne un certain Maurice Papon qui dirige en personne l’opération et qui, visiblement, veut agir vite. Mais, à mesure que l’embarquement avance, des spectateurs prennent la place des manifestants assis, et leur nombre reste constant. Les policiers s’énervent, cognent, bousculent, traînent et entassent, piétinent et déchirent. Les spectateurs protestent, un groupe de contre-manifestants crie : « Vive l’armée ! Algérie française ! »
L’ensemble reste calme et digne. Les gens peu exercés à ce genre d’action ont été mis provisoirement sur les bords, car il y a un entraînement à la non-violence comme il y a un entraînement à la violence. Quelqu’un disait le soir : « Je me demandais si je pourrais me laisser faire sans cogner. Quand j’ai vu ça, je me suis senti pénétré de force et de calme, et cela a été tout seul. » Tous se retrouvent à la caserne des agents de police de l’hôpital Beaujon. Le comité organisateur est inculpé d’organisation et de participation à manifestation interdite.

… et au bidonville de Nanterre
Durant deux mois, les Trente ont réclamé leur internement avec les suspects : ils sont toujours en liberté, et les camps demeurent. Pourtant, le bilan est très positif. Le problème a été posé avec force. Onze d’entre eux, repris par les nécessités familiales ou professionnelles, rejoignent leur foyer : ils travailleront avec leur groupe local. Les dix-neuf autres prennent un nouvel engagement d’un mois. Ils s’installent dans le bidonville de Nanterre, au milieu des Algériens les plus mal logés et où sont arrêtés la plupart des « suspects ».
Dans la journée, une équipe nettoie et enterre les ordures, une autre répare les dégâts commis dans les baraques par la police, une troisième construit une habitation provisoire pour loger les volontaires dans le bidonville. Par ailleurs, des cours du soir sont organisés. Dès que la police arrive, car elle vient plusieurs fois par jour et par nuit, les « non-violents » interviennent pour demander à partager le sort des « suspects ». Les arrières sont assurés par la paroisse voisine du Petit-Colombe où l’abbé Louis Rétif met à disposition la salle de patronage.
Du 7 au 14 juin 1960, jeûne au bidonville. Les journaux annoncent une recrudescence d’attentats FLN, présentés le plus souvent comme la conséquence des manifestations non-violentes. Le communiqué suivant est publié :

Nous commençons un jeûne public de sept jours pour prendre notre part des souffrances infligées en notre nom et dont nous sommes responsables. Notre jeûne est aussi une protestation silencieuse contre les crimes qui atteignent civils ou policiers français. L’action terroriste et les attentats desservent la cause algérienne autant que la répression préventive et l’internement administratif desservent la cause du gouvernement français… Aidez-nous à démontrer à tous que la générosité et la justice sont plus efficaces que la répression.

Pendant le jeûne, des Algériens s’invitent sous la tente et offrent de l’eau minérale, « en ami, comme on offre le thé ». Quand les enfants s’approchent en curieux, leur goûter à la main, les parents les chassent : « Pas devant eux ! » Pour la rupture du jeûne, ils apportent plusieurs caisses de fruits, des boissons et des beignets.
Maintien de l’ordre ? Ce jour-là, cinq policiers descendent de voiture et réclament leurs papiers à tous les Algériens. L’un d’eux est conduit dans la voiture parce qu’il n’a pas de feuille de paie. Quelques membres de l’équipe s’approchent : « Nous non plus, nous n’avons pas de feuille de paie, pourquoi lui et pas nous ?
– Foutez-moi le camp, bande d’emmerdeurs ! On ne vous demande rien. » En effet, la préfecture de police a donné ses ordres par radio. « Pas d’arrestation de non-violents. Laissez-les accomplir leurs menus travaux dans le bidonville. » Les non-violents stationnent près de la voiture de police. Un deuxième Algérien est emmené. Dès que la porte s’est refermée sur lui, tandis que les policiers repartent, les portières sont ouvertes de nouveau et, malgré l’opposition du chauffeur, deux « non-violents » s’assoient près des Algériens, dans la voiture des policiers. Ceux-ci accourent, arrachent de force les deux volontaires et les traînent au milieu de la rue. La voiture démarre avec les Algériens et deux policiers. Les trois autres, munis de crochets et de pinces, continuent la fouille des baraques. Ils sont suivis pas à pas.
« Pourquoi venez-vous ici ? Nous, nous sommes payés pour le faire, mais vous… Qui vous envoie ?
– Notre conscience.
– Ce que nous faisons ne vous regarde pas. Pourquoi nous suivez-vous partout ?
– Ce que vous faites regarde tous les Français puisqu’ils vous payent. Nous ne vous empêchons pas de faire votre travail. Si vous aviez un mandat de perquisition ou un mandat d’arrêt, ce serait votre travail. Mais est-ce votre travail de casser les tôles, d’arracher les papiers goudronnés, d’enfoncer les portes ? de briser les meubles ? de tout renverser sous prétexte de chercher des armes ? Est-il nécessaire pour vérifier l’identité d’un Algérien de l’emmener au poste ou au camp de Vincennes pour plusieurs heures ou plusieurs jours, et de le relâcher pour recommencer le même scénario quelques jours après ?
– C’est nécessaire pour les tenir en main.
– Autrement dit, le but essentiel de votre présence et de votre activité est de faire régner la terreur ? C’est cela la pacification ?
– Si vous étiez à notre place, vous verriez…
– C’est vrai, votre travail n’est ni agréable ni facile, et nous ne sommes pas là pour le compliquer. Nous sommes là pour faire la pacification à notre façon. Tous les hommes sont méchants et tueurs en puissance, et le meilleur moyen pour qu’ils le deviennent réellement, c’est de les considérer comme tels. Mais, avec un peu d’amour et de bonne volonté, on peut arriver à réveiller les bons sentiments qui existent, eux aussi, chez tous les hommes.
– Je vous souhaite de réussir !
– Ce serait trop commode si cela réussissait toujours, partout, et complètement ; mais finalement, la méthode de la terreur et de la violence est plus illusoire, elle finit par tout détruire. La méthode de l’amour est plus efficace, encore faut-il la mettre en œuvre dans des actes avec autant d’application que l’autre et ne pas se décourager dès les premières difficultés. Et puis, de toute façon, nous sommes payés d’avance.
– Vous avez de la chance ! »
Le texte qui précède est tiré, pour l’essentiel de la déclaration de Jo Pyronnet lors de la rencontre du Causse noir en 2003. Pour raconter cette histoire, nous avons également allégrement pillé son livre : Une nouvelle force de frappe : l’action non violente. De même, on pourra consulter Technique de la non-violence de Lanza del Vasto.
La guerre se poursuit en Algérie, même si des pourparlers sont amorcés à Melun qui semblent annoncer un mouvement irréversible vers la paix. Il est décidé de suspendre l’action contre les camps pour prendre du repos et préparer de nouveaux combats.
Le 28 juin 1960, avant le départ, une veillée amicale a lieu autour du feu, à l’endroit même où les volontaires avaient jeûné pour protester contre les attentats. Une centaine de personnes, dont une bonne moitié d’Algériens, sont là. Il y a des exposés avec quelques questions et réponses en français et en arabe, sur la non-violence et le sens de notre action. La soirée se termine, à la demande des Algériens, par le chant Ce n’est qu’un au revoir, mes frères, chanté en même temps en français et en… arabe.

[…]

IV. 1960. L’accueil des réfractaires par l’Action civique non-violente

Qu’est-ce qui va amener l’Action civique non-violente, presque un peu malgré elle, à s’engager dans ce nouveau combat avec les jeunes qui refusent de partir en Algérie ? Tout simplement une demande…
En septembre 1960, l’ACNV est fortement sollicitée par Pierre Boisgontier et Élisabeth Jansem, sa compagne, tous deux étudiants et engagés syndicalement. Pierre a, dès octobre 1959, annoncé sa décision de refuser de porter des armes aussi longtemps que durerait la guerre d’Algérie.
Lors de nos retrouvailles sur le Causse, il avait été décidé de délimiter, un peu arbitrairement, la période que nous voulions traiter. C’est l’année 1959 qui a été choisie comme date de départ, même si notre histoire collective, quant à elle, ne commence réellement qu’en septembre 1960, au moment où Pierre et Élisabeth, d’un côté, et les responsables de l’ACNV, de l’autre, se rencontrent pour tenter d’harmoniser leurs projets. L’ACNV se dotera alors de nouvelles structures pour faire face à cet enjeu. La condition de base, essentielle, qu’exigeaient ses animateurs était de respecter une attitude non-violente pendant la durée de l’action et également de s’engager jusqu’à la fin de la guerre.
Nous vous dirons aussi, brièvement, comment d’autres réfractaires avaient, individuellement, déjà refusé de partir et comment ils rejoignirent l’ACNV par la suite.
Puis, nous raconterons comment s’est déroulée l’histoire, concrètement, sur les premiers chantiers et lors des premières arrestations.

etc.

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