Corses et Basques non-violents

Le 10 janvier 2011, l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna, « Pays basque et liberté ») annonçait l’abandon définitif de la lutte armée, tandis que, le 25 juin 2014, le FLNC (Front de libération nationale de la Corse) faisait savoir qu’il déposait les armes. D’autres mouvements de guérilla de par le monde ont fait ce choix ; encore que certains protagonistes soient revenus en arrière s’estimant trahis par leur gouvernement, tel Ivan Marquez, un chef de guérilla des FARC qui, en Colombie, en 2019, s’est désolidarisé du processus de paix et a averti qu’il allait reprendre les armes. On pourra se poser la question de ces abandons successifs de l’action armée ; on trouvera une explication entre autres dans la surpuissance militaire et policière de tous les États et dans l’impossibilité de vaincre par ce moyen sans en adopter les tares, sans devenir ce qu’il sont.
Devant le coup d’État des militaires espagnols en 1936, la riposte libertaire avait été spontanément armée, mais gagner durablement contre une armée de professionnels, supérieure en nombre et en matériel, avait été analysée comme sans espoir par certains libertaires qui, pourtant, prirent cette voie et furent vaincus.
Pour autant, l’ETA et le FLNC n’ont pas fait le choix de l’action non-violente.

Le FLNC, dans son communiqué du 25 juin 2014, annonçait donc qu’il déposait les armes, expliquant qu’il lançait, « sans préalable et sans équivoque aucune, un processus de démilitarisation et une sortie progressive de la clandestinité » ; l’organisation indépendantiste invitait tous ses militants à rejoindre la lutte sur le plan social en s’investissant dans des organisations politiques et syndicales.
« Il ne s’agit pas de la fin de l’histoire. Au contraire. Par ce geste d’aujourd’hui nous voulons offrir des perspectives nouvelles à notre marche vers la souveraineté », poursuit le communiqué. « Il est temps de passer à une phase nouvelle : celle de la construction d’une force politique pour gouverner la Corse et la conduire à l’indépendance », écrivaient-ils, invoquant les exemples des indépendantistes basques, irlandais et kanaks pour justifier leur décision ; était ainsi annoncé qu’à partir de la parution de ce communiqué le FLNC récusait « toute paternité d’actions militaires sur le territoire corse et français ».
En Corse, l’initiative d’un enseignement de la non-violence est née de quelques personnes autour du groupe de musique et de chants I Muvrini, animé par Jean-François Bernardini qui préside également l’association Umani (pour une Fondation Corse) où la question posée était de savoir : « Comment devenir un artisan de la non-violence ? »
Se confiant, le 10 juillet 2011, à
Corse-Matin, J.-F. Bernardini déclarait notamment :
« Il ne s’agit pas de rejeter les colères et les violences, il s’agit de les lire et de les remplacer. En fait, il s’agit d’être le mieux équipé possible pour faire le chemin. Et la bonne nouvelle, c’est que savoir se défendre sans se détruire s’apprend. »
« La colère est le signal de la révolte contre notre propre impuissance. Enterrer la colère, c’est enterrer une mine. Il s’agit de dire à l’autre : ta colère, je veux l’écouter. Je veux t’aider à la transformer en énergie constructive. Vivre avec la haine, c’est vivre au service de ses ennemis. La culture non-violente, c’est justement vouloir empêcher la victime d’être une victime, et le bourreau d’être un bourreau. »
Toujours dans Corse-Matin du 19 mars 2012, en affirmant que « refuser les armes, ce n’est pas refuser le combat », Jean-François Bernardini annonçait qu’il voulait créer un centre de la non-violence ; ce qui se fera au moyen de l’association pour la Fondation de Corse qui consacra en juillet sa première université d’été à la non-violence dans le village de Sisco en Haute-Corse et où il sera affirmé que le souffle européen qui porte l’association confirme « qu’une véritable résilience est en marche, que la métamorphose est possible. Elle repose sur le pouvoir des sans pouvoir dont parlait Vaclav Havel ».
« Cinq cents personnes ont déjà suivi une journée de formation ou d’initiation dans les collèges, les lycées. Notre objectif est de former les formateurs de demain car cela apparaît comme une exigence de la société dans laquelle nous vivons », expliquait Jean-François Bernardini.
« Quand on vit dans une île qui a connu 800 meurtres en vingt ans, tout cela n’est pas facile à digérer et il reste des traces qui se sont logées dans l’inconscient collectif. Pour moi, la non-violence ce n’est pas la lâcheté de celui qui n’a pas le courage de frapper. Il s’agit avant tout en l’adoptant de s’opposer à l’injustice, de se demander de quels moyens nous disposons pour lutter contre cela. Et, en réfléchissant un peu, on comprend qu’il existe une autre voie, une autre façon de s’indigner avec des moyens beaucoup plus pérennes. »
En avril 2016, les Journées de la non-violence à L’Île-Rousse verront environ 500 jeunes et adultes participer à des ateliers coopératifs et ludiques.
Deux événements donneront sans doute une image plus concrète de l’action non-violente en Corse :
Une lutte contre le projet d’un incinérateur (genre grands travaux inutiles) menée par un mouvement citoyen (avec pétitions, conférences et manifestations) se terminera en 2016 par une décision d’abandon actée par l’Assemblée de Corse ; lutte qui se continuera par la création du collectif Zeru frazu (zéro déchet) soucieux de gagner l’opinion publique par un travail de conscientisation, d’évaluation des rapports de force, de recherche d’objectifs précis et gagnables, tout en respectant l’adversaire. Un numéro hors-série d’Alternatives non-violentes (« Non-violence, la filière corse », 2016-2017) détaille le déroulement de « Le tri, c’est notre affaire ; la collecte à vous de la faire », action menée devant la Collectivité territoriale de Corse.
Mais c’est déjà en 1984, dans le village de Lugu Di Nazza, alors qu’un concert de I Muvrini était interdit pour risques de troubles sur la voie publique, que, malgré la présence policière, une foule accéda à la salle par des chemins détournés. « Cela démontrait le pouvoir spontané, inouï, d’une action non-violente », relate Jean-François Bernardini dans le hors-série d’ANV qui cite par ailleurs le chanteur :
« La merveille de la polyphonie, c’est qu’elle vous apprend à être avec la voix de l’autre. Elle nous apprend qu’ensemble il y a une beauté plus grande : une oreille pour entendre l’harmonie du monde, mais aussi détecter les fausses notes qui le détimbrent… et l’autre pour sa propre musique intérieure. »
Il est ajouté que les valeurs de la non-violence, à l’exemple des paceri, ces « tiers-médiateurs » qui existaient dans chaque village, étaient bien vivantes dans la tradition corse, et depuis longtemps cultivées.

*

Valeurs que nous retrouvons dans la tradition basque.
Et nous puiserons nos informations dans Beti Bizi ! Climat d’urgence, un ouvrage abondamment illustré et édité en 2019 par un collectif nommé Bizi !, et que l’on peut traduire par « Toujours vivant ! » ou « Vivre ! ».
Que les indépendantistes basques aient pris la décision d’abandonner la lutte armée n’a pas été sans quelques difficultés. Que faire des armes ? Des centaines de fusils d’assaut, des pistolets, des explosifs restaient disséminés dans la nature et chez des particuliers. Un collectif, les « artisans de la paix » du Pays basque-nord, va donc s’employer à restituer une partie de l’arsenal de l’organisation basque, et l’ETA va fournir la liste et les emplacements de ses caches en vue de son désarmement total, caches fouillées par la police ; l’affaire n’alla cependant pas sans l’arrestation de cinq personnes de la société civile.
Il semblerait que ces adieux aux armes n’arrangent ni l’État français ni l’État espagnol.
Mais qui sont ces non-violents basques ?
Des écologistes, des partisans de la justice sociale, des syndicalistes, des autonomistes, des démocrates de « haut niveau », etc. ; c’est un groupe, né en juin 2009, qui de 20 membres est passé à plus de 600, et qui puise ses forces dans la culture basque.
Sans doute, le principal socle de Bizi ! repose-t-il sur une prise de conscience de la jeunesse devant la disparition rapide de la faune, de la flore et l’épuisement des océans, catastrophe à rechercher chez les décideurs économiques, pilleurs de ressources.
Comme en Corse, on trouve chez ces militants le souci de rechercher des objectifs précis et gagnables. Un des plus célèbres : celui des Faucheurs de chaises à Bayonne, le 12 février 2015, quand dix-sept militants se sont emparés en plein après-midi et à visage découvert de huit sièges de l’agence HSBC (Hong Kong and Shanghaï Banking Corporation). Il s’agissait de dénoncer « l’organisation par cette banque d’un vaste système d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent sale » vers les paradis fiscaux.
Mais la liste des actions est longue : légalisation de la Chambre d’agriculture alternative, lutte contre la LGV, plaidoyer pour le diagnostic vélo, pour le retrait de la Société générale du projet climaticide Alpha Goal, diagnostic zéro déchet, contre les mines d’or en Pays basque, solidarité avec les migrants, décrochage de portrait présidentiel dans les mairies, etc.
Bizi ! met en avant plusieurs points :
Lien entre défi climatique et justice sociale ;
Action à la fois locale et globale : projet pour décentraliser et autonomiser au maximum les communautés de base et pour contrer l’uniformisation et la globalisation capitaliste ;
Radicalo-pragmatisme : changer le système et se défaire du capitalisme, ne pas attendre d’être majoritaires, mais rester lucides sur le degré de conscience des gens en créant le meilleur rapport de force ;
Complémentarité de la dénonciation et de la proposition ;
Renouvellement des modes opératoires avec une volonté pédagogique et attractive pour que la presse se déplace, mais aussi cultiver le sens de l’humour, comme cette manifestation du MEDEF (Mouvement des exploiteurs de France) ; comme cette action « anagramme » : centrale nucléaire = le cancer et la ruine ;
Communication militante spécifique avec blogs, Facebook, Twitter, vidéos et conférences gesticulées ;
Le fonctionnement « à la Bizi » souhaite allier démocratie, participation, efficacité, c’est-à-dire éviter ce qui est lourd et ce qui épuise et démoralise les militants.
Si Bizi ! développe des actions spectaculaires de désobéissance civile non-violentes, il a néanmoins été attentif à la complémentarité, à l’alliance même, entre actions non-violentes et actions violentes, surtout après la grande manifestation du 22 février 2014, à Nantes (pour la ZAD) qui vit un rassemblement de près de 50 000 personnes accompagnées de 250 tracteurs. Sans juger ni condamner quiconque, Bizi ! entend pour autant que l’on respecte ses manières de faire et qu’on ne lui impose pas d’autres stratégies.
Jon Palais revient sur la question dans Alternatives non-violentes (n° 180, de septembre 2016) en écrivant qu’« il suffit d’une petite part d’action violente dans une grande manifestation pacifique, ou dans une action non-violente de masse, pour que l’ensemble de l’action apparaisse comme violente… ». « La stratégie de la diversité des tactiques violentes/non-violentes et la stratégie entièrement non-violente sont deux stratégies incompatibles… »
Et, pour parer au « détournement », trois recommandations sont avancées :
« – Une affirmation sans ambiguïté du principe de non-violence communiquée publiquement à l’avance ;
« – Des critères de non-violence clairement définis ;
« – Des moyens de faire appliquer ces critères : des modes opératoires pour empêcher ou pour se dissocier des actions violentes qui pourraient interférer avec les actions non-violentes. » Par exemple, en s’écartant, en s’asseyant et en levant les mains en l’air.
Quant à l’effondrement de la planète annoncé par les collapsologues qui pensent qu’un seuil est passé, que l’on va vers l’inéluctable et qu’il faut se préparer à l’après-effondrement, ce n’est pas exactement la position de Bizi ! qui, cependant, va continuer tout un travail de construction du territoire où il milite (le Pays basque-nord) pour son autonomie politique, énergétique, alimentaire et culturelle avec le refus de toutes les exclusions.
Une jonction avec les Gilets jaunes se fera autour du message :
« Fins du mois, fin du monde ; justice sociale, climat : même combat. »

*

Ainsi, de par le monde, avec des succès divers et aussi des échecs, la non-violence déclinée en multiples façons d’agir (désobéissance civile de masse, boycott, sabotage doux, occupation, etc.) a dessiné une stratégie nouvelle : en Algérie avec le hirac, au Soudan avec la société civile, contre l’urgence climatique avec Extinction Rebellion, en Serbie contre Milošević, au Kosovo avec Rugova, au Larzac, etc.
Ce mouvement s’est accompagné singulièrement du désarmement de nombreuses guérillas et, à notre connaissance, sans liens directs.
Dans toutes ces actions, à des degrés inégaux, et suivant les cultures, un comportement libertaire a pointé son nez par des décisions prises à la base, par une réticence à nommer des représentants qui risquent trop facilement d’être récupérés, etc.
Oui, il nous paraît que les peuples ont appris de l’Histoire et de l’échec des devanciers. De plus, les nouvelles techniques de communication par les réseaux sociaux ont libéré les militants des hiérarchies.

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