Hirak en Algérie

Quelle que soit l’issue de la lutte, le peuple algérien aura décontenancé plus d’un observateur – même parmi les mieux avertis ; les plus informés quant à eux sont restés trop longtemps silencieux – lorsque, le vendredi 22 février 2019, après la prière, marcheurs de tous âges, jeunes et femmes en nombre, surgirent de la façon la plus pacifique, en masse, dans les villes au milieu des rires, des chants et des slogans plein d’humour, établissant de cette manière, singulière et inattendue, « un rapport de force non violent », tentant sans doute, par là, de vaincre la « hantise d’un nouveau basculement généralisé » dans une « sale guerre », rappel douloureux des années 1990.

Rappelons quand même que 2010 a été baptisée par Hassina Mechaï « l’année des mille et une émeutes ».
Pour Ahmed Selmane, les Algériens ont tiré une conclusion majeure de leurs manifestations antérieures et aussi de ce qui se passe dans les pays limitrophes : « L’émeute et les violences ne desservent pas le régime, car elles mènent les contestations sur son terrain par excellence. » « Silmiya ! (Pacifique) » fut un cri mille fois répété.
Hadj Ghermoul, arrêté et condamné à six mois de prison pour avoir brandi une pancarte contre la réélection de Bouteflika, cela un mois avant le déclenchement du Hirak, déclare dans un témoignage : « Nous avons fait l’apprentissage de la lutte pacifique. »
Une lente accumulation de gestes, comme l’entêtement de ces femmes qui, bravant leur peur, brandissaient tous les mercredis les photos de leurs proches « disparus », de gestes et d’actes qui avec bien d’autres ont débouché sur le Hirak pour forger ainsi une nouvelle conscience populaire.
Les jeunes des quartiers profitaient des matchs de football pour lancer cris et slogans contre le régime que la télévision rendait tout à fait silencieux pendant que les étudiants manifestaient le mardi ; chanteurs, rappeurs et musiciens, sur les réseaux sociaux, redoublaient d’invention ; la créativité des pancartes individuelles ne fut pas moindre qui se réclamait « d’une mémoire commune des luttes tout en dépassant l’héritage figé imposé par l’historiographie officielle » qui a capté également la « rente mémorielle ». Ainsi, les portraits de Larbi Ben M’hidi et d’Abane Ramdane, tenants de la primauté du civil sur le militaire, sont arborés dans les rues.
On pouvait lire sur un des dessins du caricaturiste Dilem : « La guerre de libération s’est arrêtée le 5 juillet 1962… » ajoutant, croquis à l’appui, « … pour reprendre le 22 février 2019 ».
Il ne s’agissait dans un premier temps, et à première vue, que de refuser la énième élection d’un président grabataire, mais, tout naturellement, le mouvement, le Hirak, bien que composé d’un peuple pluriel, où « se côtoient des personnes qui manifestement ne partagent pas les mêmes idéaux politiques », se radicalisa en réclamant un changement total du système.
Pour tenter de comprendre les valeurs communes du Hirak, il faut revenir sur le passé, sur la lutte armée pour l’indépendance de l’Algérie qui vit des généraux associés à la police politique – bien que divisés en divers clans antagonistes s’installer à la tête d’un État bureaucratique, copié sur l’ex-URSS, et s’accaparer la gestion des hydrocarbures, énorme manne financière évaluée à quatre fois le plan Marshall pour la reconstruction de l’Europe, rente qui contribua à la corruption de ces militaires qui mirent d’emblée en place un système de clientélisme lucratif tout en témoignant pour le peuple le mépris le plus grand, la « hogra », et en se gardant de partager tant le pouvoir que les retombées économiques du pétrole et du gaz.
C’est avec lucidité que ce mouvement a dénoncé une dictature qui fonctionne dans la plus grande opacité, une dictature d’oligarques arrogants et cupides, avec une télévision, une radio et une presse quotidienne aux ordres à l’exception de ces journalistes qui démissionnèrent, protestant contre l’absence de couverture des manifestations tandis que d’autres organisaient un sit-in contre la censure et que des milliers de vidéos circulaient sur les réseaux sociaux ; activité des réseaux que ne manqua pourtant pas d’utiliser le pouvoir en place, mais avec un succès limité face au déferlement populaire.
Entre autres contestations, une opposition morale et religieuse émergea de ces abus et se concrétisa en 1992 par le succès électoral des islamistes rapidement interrompu par les « décideurs de l’ombre ». Si un terrorisme islamiste en fut la conséquence, un terrorisme étatique en profita pour éliminer tous ceux qui dans la population remettait en cause le système, cela par des emprisonnements, des déportations, la torture, des massacres et des assassinats. La raison essentielle de cette guerre « contre les civils » était de garder une mainmise sur le peuple tout en entretenant une illusion de démocratie par la pratique de la « mangeoire électorale » ; à fin d’apaisement, une « concorde civile » vint conforter un besoin de sécurité réel, mais servit surtout à absoudre les crimes et des islamistes et ceux des généraux éradicateurs.
De plus, afin de détourner le Hirak de son chemin révolutionnaire, le pouvoir a procédé à un nombre phénoménal d’arrestations tant dans les hautes sphères gouvernementales que chez les hommes d’affaires, actions policières qui ne révèlent seulement qu’une guerre des clans et la pratique de basses vengeances entre militaires et police politique.
Ce livre est une « relation directe des événements par des contributions de journalistes, d’activistes et de citoyens algériens ayant suivi sur place le mouvement au jour le jour » ; il désamorce une vision toute faite entretenue par la presse internationale et particulièrement les médias français qui ne voulait voir dans l’histoire présente de l’Algérie qu’un conflit entre un islam politique terroriste et un régime militaire tout aussi terroriste mais favorable à l’Occident. On trouvera également dans ce livre nombre de renseignements sur une vie économique totalement dépendante des hydrocarbures des « moyens colossaux » et sur une longue déroute, une « fuite en avant perpétuelle » des généraux ; cette récente publication donne largement des informations sur le système de captation, de dilapidation des richesses et sur l’enchaînement des diverses ambitions politiques de ces militaires qui, depuis l’accession à l’indépendance, montrent leur incompétence, leur « négligence », pour tout ce qui n’est pas directement leur addiction immédiate à l’argent et au pouvoir.
La journaliste José Garçon note que la société algérienne s’est libérée de la peur « sans jamais renoncer à la non-violence, singularité novatrice dans un élan populaire d’une telle ampleur », singularité nommée par ailleurs « révolution du sourire » qui ouvre une voie de grande incertitude, certes, mais aussi un immense espoir qui, pour ne pas se transformer en grimace, devra aller puiser au fond d’elle-même des forces insoupçonnées pour être pleinement créatrice…

Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui et Salima Mellah,
Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement,
La Fabrique éd., 2020, 296 p.

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