Ça bouge et ça marche dans les rues !

Ça bouge également dans les têtes ; des articles, des livres sont publiés ; des textes circulent sur les réseaux ; des théories se dégagent, jaillies des manifestations de désobéissance civile observées un peu partout dans le monde ; d’une pratique, pas toujours spontanée, il nous paraît possible d’affirmer que des valeurs libertaires s’expriment dans ces événements, tandis que, par ailleurs, une non-violence, qui ne dit pas toujours son nom, émerge.
S’il importe de connaître le passé, de cultiver l’Histoire, il convient également de ne pas s’y laisser claquemurer et d’ouvrir des brèches, des fenêtres, d’inventer d’autres chemins et, par là, du même pas, de ne plus stagner dans l’enfermement d’un présent éternel concocté par le système néo-libéral.
Oui, il s’agit d’être à l’écoute du présent des peuples en lutte, d’avoir l’attention éveillée par d’autres façons de faire, sans doute moins rodées, moins expérimentées.

https://twitter.com/RemyBuisine/status/1266660751315435520
Des militants écolos
@xrFrance bloquent la circulation sur les Champs-Élysées,
ils réclament un monde d’après «social et écologique. »

Ainsi avons-nous pu suivre divers surgissements, sans relation aucune entre eux, comme Extinction Rebellion et les Gilets jaunes, lancés à la même date du 17 novembre 2018, tandis que, trois mois plus tard, le 22 février 2019, c’était le tour du Hirak algérien.
Force est de constater, en ce début d’année 2020, que la désobéissance civile de masse s’est installée dans les rues du monde entier, en Algérie, donc, avec le Hirak, de même qu’au Soudan, à Hongkong, etc. ; des manifestations de moindre ampleur, mais comparables, se sont déroulées en France ; différents médias en rendent compte comme le site Orient XXI d’avril 2019, Le Monde du 9 juillet, du 20 août, des 11 et 15 octobre, des 8 et 9 décembre 2019, Le Monde diplomatique de novembre et celui de décembre 2019, Jeune Afrique du 3 janvier 2020, etc.
« Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire », titre Le Monde du 21 février 2020, sous-titrant : « Faisant le constat de l’inaction des gouvernements face à l’urgence écologique et climatique, près de 1000 scientifiques de toutes disciplines appellent les citoyens à la désobéissance civile… »
Si la désobéissance civile est habituellement reconnue pour sa non-violence, cela n’est pas toujours le cas, en particulier aux États-Unis ; reconnaissance d’autant plus difficile que différencier ce qui est violent de ce qui ne l’est pas ouvre des discussions à l’infini. Mais c’est le caractère libertaire de certaines formes d’action que nous voudrions mettre en avant : le « fonctionnement horizontal » de la nébuleuse des syndicats soudanais, par exemple ; de son côté, si Extinction Rebellion se signale ouvertement par sa non-violence, c’est également par le spontanéisme, l’égalitarisme, la démocratie de base et le refus de toute forme de hiérarchie ; ailleurs, des écologistes sont tentés par l’action directe et à la recherche de pratiques qui se veulent de plus en plus radicales et critiques du système capitaliste, rejetant par là même tout projet réformiste.
Nombreux sont ceux qui, à l’instar des Gilets jaunes, refusent toute délégation permanente par crainte de la récupération ou tout simplement de la répression. Ils ne sont pas les seuls à également se dérober à toute prospective, à récuser un futur qui ne leur convient pas, car inacceptable, insupportable ; pour autant, leur refus d’anticiper ne veut rien dire de leur conviction et de leur intuition qu’un autre futur est possible.
Les militants de Notre-Dame-des-Landes, les « Camille », qui poursuivent une pratique « préfigurative » nous fait penser à Gustav Landauer ; il s’agissait pour ce dernier de mettre en œuvre, « présentement, des espaces de vie », des « espaces soustraits au pouvoir et dans lesquels il soit possible de créer une réalité tendant vers l’anarchie, et de vivre le présent au plus près des valeurs anarchistes ».
C’est sur Mediapart du 29 décembre 2019 que Manuel Cervera-Marzal écrit – rare intellectuel à en rendre compte – que, pour la première fois en France, la désobéissance civile s’amorça par la lutte contre le nucléaire et, pendant la guerre d’Algérie, par des manifestations non-violentes collectives contre les camps d’assignation à résidence et puis, par la suite, par une pratique de « solidarité physique » avec ceux qui refusaient le service militaire pendant cette guerre.
Cervera-Marzal note, parmi de nombreuses et riches réflexions, que l’on est toujours perdant avec la violence contre l’État et que ceux qui ont gagné avec ce moyen ont créé des régimes autoritaires, que nos régimes dits « démocratiques » ne sont que des oligarchies « contrôlées par une caste politico-financière », que les désobéissants promeuvent une démocratie « directe, radicale ou participative », quant à la non-violence, « elle fait même signe vers une conception renouvelée de l’anarchisme et de la révolution ».
Notons, en outre, brièvement, que les images de violence que porte en lui l’anarchisme – et que les médias soulignent à l’envi – n’ont pas empêché l’écologiste Isabelle Attard dans Comment je suis devenue anarchiste de raconter qu’après avoir été élue deux fois députée, elle s’est reconnue dans l’anarchisme et cela quand d’autres écologistes, eux, ont redécouvert Élisée Reclus et que d’autres encore ont fait leur miel avec les écrits de Murray Bookchin.
Citons encore, tout aussi brièvement, Du devoir de désobéissance civile, des traductions de textes de Gandhi par l’anarchiste Vivien Garcia que l’on ne s’attendait pas à trouver là.

James C. Scott

Nous nous attarderons sur le Petit Éloge de l’anarchisme de James C. Scott, œuvre d’un anthropologue qui découvre, quoique tardivement montrant par là l’honnêteté intellectuelle d’un esprit désencombré et grand ouvert sur le monde –, que ses écrits et son enseignement pourraient « tout à fait être soutenu par un anarchiste » (Voir ailleurs sur deladesobeissance.fr).
Sa démarche est le fruit d’une longue carrière professionnelle – il est né en 1936 – et le résultat de très nombreuses observations sur le terrain. Ajoutons, cependant, qu’il n’est pas complètement convaincu que l’État ne peut, à l’occasion, avoir un rôle positif.

Sur la désobéissance civile et, plus particulièrement, sur la désobéissance ou l’obéissance à la loi, il montre comment des habitudes d’obéissance apprises peuvent conduire à des situations absurdes. Il cite également des formes de résistance, pratiquement toutes anonymes et silencieuses, comme les actes de désertion lors des guerres.
À propos des revendications populaires insatisfaites, Scott met l’accent sur la nécessité de l’insubordination, de la perturbation massive de l’ordre public en s’appuyant sur des réseaux informels, et cela en bousculant démocratie représentative, syndicats et autres intermédiaires réformistes.

Pouvons-nous lire un éloge du désordre quand il écrit que « le vrai monde est désordonné » ? Il semble qu’il n’y ait pas que les plantes « à s’épanouir dans un contexte de diversité ». Il prend l’exemple d’un jardin indigène au Guatemala, visuellement enchevêtré mais présentant une efficacité permanente contrairement aux monocultures, peut-être visuellement belles, mais qui ne prospèrent – provisoirement que grâce aux herbicides, pesticides et engrais divers.
La nature humaine cherche donc, elle aussi, à esquiver l’uniformité pour préférer la variété et de la diversité.

Par ailleurs, l’extinction des pratiques anciennes est à mettre en parallèle avec la disparition de certaines espèces, et l’État-nation moderne – associé au capitalisme néolibéral – devient le système universel de chaque pays : un État avec ses frontières, un chef d’État, une armée, une nation homogène, un drapeau, un hymne, etc.
Scott rappelle cependant que « la vie sans État a une longue histoire ». Quant à l’histoire, nous savons que ce sont surtout les vainqueurs qui l’écrivent.

Charles Macdonald

L’Ordre contre l’harmonie. Anthropologie de l’anarchie, de Charles Macdonald (Voir ailleurs sur deladesobeissance.fr) développe l’idée centrale que nous – les Homo sapiens, une seule espèce présentant une grande diversité culturelle – montrons « deux modalités opposées, voire irréconciliables, de vie collective » : d’un côté,  une attitude « anarcho-grégaire » représentée par des groupes minoritaires les plus compatibles avec les pratiques libertaires ; de l’autre, des sociétés hiérarchisées, étatisées, qui ont maintenant envahi l’espace planétaire, évolution qui pourrait se révéler n’être qu’une impasse, car elle va vers un effondrement généralisé ainsi que l’annoncent les collapsologues et Pablo Servigne.
Macdonald veut bien être rattaché à l’anarchisme, à l’exemple d’un David Graeber, et il rappelle que, jusqu’à maintenant, en anthropologie, triomphaient le marxisme et le structuralisme qui affichaient une véritable « cécité intellectuelle » et montraient leur incapacité à reconnaître la réalité des formes d’organisation radicalement autres que celle de leur propre imaginaire.

Ces sociétés hiérarchisées se caractérisent par des liens forts d’asservissement volontaire, d’aliénation, de centralisation, sous la dépendance d’un principe transcendant (la patrie sacrée, la royauté divine, l’État souverain, etc.), par un acquiescement intime à l’ordre, par un goût dénaturé de la soumission.
Mais il est démontré que, lors de circonstances exceptionnelles, par exemple lors de l’ouragan et des inondations de La Nouvelle-Orléans en 2005 ou lors du tremblement de terre et de l’incendie de San Francisco en 1806, etc., contrairement à la « panique des élus », les habitants, dans leur ensemble, affichaient des exemples d’altruisme et de solidarité, qualités « indépendantes du milieu où se sont développés ces individus », « forces latentes et endormies dans le tissu social ».
Macdonald arrive à dire que ces sociétés sont quelquefois carrément non-violentes, car il a observé que la plupart des groupes anarcho-grégaires « privilégient la paix et la tranquillité et condamnent ou interdisent la violence et l’agressivité », même vers l’extérieur.
Autre élément mis en exergue : l’attitude pacifique des femmes (ou des femelles animales) contraire aux agissements des hommes (ou des mâles), tueurs toujours majoritaires.
Alors qu’on nous annonce toute une série de catastrophes, Macdonald appelle à étudier et à mettre en pratique la non-violence avec toutes les déclinaisons que nous connaissons aujourd’hui ; de même, à pratiquer l’anarchisme dans tous ses cas de figure ; ou presque…

Le Hirak algérien

C’est Ferhat Abbas, un musulman modéré, acteur de l’indépendance algérienne, qui, un des premiers, en 1984, porta un regard critique sur ceux qui firent de l’Algérie débarrassée du colonialisme un régime militarisé et totalitaire adossé à un système de parti unique (Voir ailleurs deladesobeissance.fr).
À l’exemple d’autres mouvements de libération, les indépendantistes qui parvinrent au sommet du nouvel État s’appuyèrent moins sur un mouvement populaire que sur la force armée, essentiellement l’« armée des frontières », qui, à proprement parler, n’avait pas combattu. Mais le pouvoir était au bout de ses fusils et, une fois conquis, on se garda bien de le partager. La violence révolutionnaire accoucha donc d’un régime autoritaire.
En février 2019, retournement de situation avec ce qui sera nommé le Hirak. Chaque vendredi, des manifestations de désobéissance civile non-violentes, de masse, vont alors déferler dans les villes algériennes.
S’il ne s’agissait, dans un premier temps, que de chasser l’inamovible président, une autre aspiration pourtant se fera jour, celle de mieux comprendre le passé ; il s’agissait de renouer avec l’histoire réelle, histoire accaparée par le pouvoir qui a installé une amnésie collective : il s’agissait donc de comprendre pourquoi on en était arrivé là ; il s’agissait de se réapproprier ce passé et, peut-être, d’en tirer des leçons pour le présent et pour l’avenir… C’est du moins la recherche que développe Benjamin Stora dans Retours d’histoire.
Il faut dire que les généraux, s’accaparant le pouvoir, avaient copié sans beaucoup d’imagination sur les régimes dits soviétiques et, en s’appuyant sur la « décolonisation pétrolifère », avaient étatisé la gestion des hydrocarbures, énorme manne rentière inégalement redistribuée – ressource financière abondante qui contribua à la corruption de ces généraux qui mirent d’emblée en place un système de clientélisme lucratif – ; mais quand vint la chute des cours du pétrole de 2014 et que se révéla également l’échec de la « révolution agraire », la crise était là, bien présente, tandis que quatre millions d’enfants scolarisés dans le primaire, en grandissant, n’allaient pas simplifier la situation.
De plus, un certain nombre d’autres problème restaient en suspens : le statut de l’islam, celui de la Kabylie et de sa culture particulière, les revendications non satisfaites des salariés alors que règne la corruption, le chômage des jeunes qui s’accompagne du départ clandestin des « harragas » vers l’Europe, le statut de la femme, le manque de logements alors que la population a triplé depuis l’indépendance, etc.
Ajoutons la « décennie noire » qui verra le pouvoir des généraux affronter, « à huis clos », le terrorisme des islamistes, conflit qui fera environ 100 000 morts, mais qui se terminera cependant par la victoire de l’armée.
Précédemment au Hirak, des manifestations – notamment pour la culture berbèreavaient été réprimées avec une rare violence. Benjamin Stora note l’importante participation des jeunes, avec surtout un grand concours des femmes qui, déjà, lors de la lutte anticoloniale, avaient montré leur capacité à se mobiliser.
On lira avec émotion le parcours tragique du chanteur et poète Lounès Matoub dans son double affrontement, d’une part, contre le pouvoir arabophone du nouvel État algérien (un gendarme le blessa gravement de cinq balles à bout portant et, plus tard, il fut poignardé à l’intérieur d’une gendarmerie), d’autre part, contre les intégristes islamiques qui, dans de terribles conditions, le séquestrèrent durant deux semaines. Lounès Matoub sera finalement assassiné lors d’un attentat en 1998.
Il va de soi que, depuis le jour de l’indépendance, l’opinion publique maghrébine a profondément mûri, entre autres grâce à la Toile, et que l’Algérie, ainsi engagée dans la nouveauté, a pu suivre l’évolution du monde.
Benjamin Stora, bien qu’historien qui, depuis 1970, suit de près ce qui se passe en Algérie, exprimera, comme tout un chacun, en ce début 2020, son étonnement devant ce qu’il nomme une « révolution » dans ce pays qui était resté singulièrement calme et à l’écart des printemps arabes. Aussi se demande-t-il si ce gigantesque mouvement, qualifié de « processus révolutionnaire », était prévisible, et, tout en esquissant des « pistes de compréhension pour l’avenir », il tente d’appréhender la lente maturation souterraine qui éclata soudain au moment où les portraits du président Bouteflika sont arrachés des bâtiments publics, événements filmés et diffusés sur les réseaux sociaux, puis accompagnés d’appels à manifester contre sa réélection, cela, le vendredi après la grande prière ; appels qui, avec un niveau sans précédent de mobilisation, seront aussitôt suivis dans les principales villes. Et, à la date du 22 février 2019, l’agitation débouchera sur ce Hirak « sans casse ni violence », Hirak qui perdurera à l’étonnement du monde.
Il est rappelé que, dans les années qui ont précédé le Hirak, le pays a connu de nombreuses grèves, grèves des médecins et des infirmiers, grèves des enseignants, mais, sans doute, c’est du côté de la jeunesse (60 % de la population a moins de 30 ans) que réside la source du Hirak, une jeunesse sans travail, sans avenir et qui s’ennuie dans un insupportable dénuement quotidien, jeunesse qui ne se défoule que lors des matches de foot où elle crie son allégresse. Stora remarque que la jeunesse qui manifeste maintenant est une jeunesse « qui chante » et qui, à sa manière, « se hisse sur la scène politique ».
Il ajoute : « En 2019, la jeunesse algérienne a d’emblée pris le contre-pied de ces épisodes tragiques [ceux de la décennie 1990] ; c’est pourquoi le mouvement, porté notamment par la jeunesse, s’est toujours tenu à distance de la violence, pour ne pas revivre les horreurs passées, prenant bien soin de se démarquer des tentations terroristes effrayantes. »
Et Stora se demande encore : « Comment maintenir des manifestations non violentes au sein d’une situation politique qui s’enfonce dans l’impasse ? » Il estime que le Hirak porte en lui un réexamen du passé, tout particulièrement du « rôle de la violence dans cette histoire nationale », et il cite l’historien Mohamed Harbi :
« Ceux qui avaient les armes, à l’intérieur comme à l’extérieur, estimaient que l’Algérie était à eux. Il la voyaient comme un butin. Le vol de l’indépendance, ce n’est pas le fait de l’armée de l’extérieur, mais celui des hommes en armes qui dérobent le pays à ses habitants. Ils ont enlevé l’indépendance et la souveraineté au peuple algérien. » (Le Monde du 6 décembre 2019).
Concomitamment, Stora décrit la décomposition des hautes sphères de l’État qui montre sa volonté ou son incapacité à être à l’écoute de la base le poisson, dit-on, pourrit d’abord par la tête . Mais l’armée elle-même, bien que « véritable structure gouvernante du pays », va pourtant juger prudent de rapidement lâcher Bouteflika et par là entraîner sa chute.
De son côté, sur la Toile, Georges Rivière, décrira le comportement pacifique des manifestants. D’Alger, il parle de la spontanéité et de l’autonomie du mouvement, de son auto-organisation, de son ordre de marche, « tous les rouages se mettant spontanément en marche par une forme d’intelligence collective sous-jacente. La foule, massive, compacte, où il est difficile de se frayer un chemin, où tout peut arriver, fait preuve d’un calme stupéfiant, d’une sorte de douceur, d’une vigilance de tout moment, d’un souci particulier de son image ». « Silmiya ! Silmiya ! » (Pacifique ! Pacifique !) » est le mot d’ordre.
« De même des sacs remplis de pierres avaient été pré-disposés le long de la marche par des mains “mystérieuses”, et ont été heureusement découverts. Vigilance. »
« Les jeunes sont avec de grands sacs à ramasser méticuleusement papiers, canettes, emballages divers qui jonchent les caniveaux. Une manière de dire : “Cette rue est à nous, cette rue est nous”. » (Centre de recherches pour l’alternative sociale de Toulouse, le 16 mars 2019).
Sur un plan plus général, Stora note que l’Algérie, dans ses manifestations populaires, n’est pas le seul pays à sembler ne pas vouloir mettre en avant des représentants et à hésiter à « passer au stade politique », pas seulement par crainte de la répression, mais également pour prévenir les tentatives de récupération ou, peut-être, pour des raisons latentes non encore exprimées ; l’imagination créatrice collective trouvera-t-elle là une issue ? Pour autant, la contagion est générale et, à des stades divers, Égypte, Maroc, Soudan, Liban, Irak, Chili, Hongkong, etc. montrent le peuple arpentant la rue. D’un mobile qui peut paraître dérisoire surgit la colère contre la corruption, contre les inégalités, une exigence de démocratie, de liberté, en appelant même au partage des richesses.
En Algérie, le Hirak s’est manifesté aussi par la joie populaire retrouvée, celle de l’indépendance de 1962 que décrit Hocine Aït-Ahmed :
« C’était un instant de bonheur et surtout de voir la joie, de voir le déferlement d’enthousiasme, les danses, c’était extraordinaire, c’est surréaliste, de voir des femmes enlever leur voile, se mettre en jupe, aller embrasser les hommes. » (Documentaire de J.-M. Meurice et B. Stora sur France 5 en 2002).
Sans conclure, Benjamin Stora avance l’idée d’une « “déconstruction” du récit historique traditionnel » ; pour lui, « l’histoire apparaît comme un système ouvert ».
On lira aussi avec intérêt l’interview de Benjamin Stora par Sylvain Bourmeau sur la Toile : AOC (Analyse, Opinion, Critique) du 20 décembre 2019 ; texte intitulé : « La tension entre homogénéité et pluralisme travaille la société algérienne ».
On lira également sur le blog de Jean-Pierre Filiu du 2 février 2020 : « La contestation relancée en Algérie par le refus du gaz de schiste ».
« La volonté gouvernementale d’exploiter rapidement en Algérie le gaz de schiste fait l’unanimité contre elle au sein de l’opposition. […] Les vendredis 24 et 31 janvier, les cortèges de manifestants qui ont défilé dans de nombreuses villes du pays ont exprimé avec force leur opposition catégorique à la prospection et à l’exploitation du gaz de schiste. […] “Notre Sahara n’est pas à vendre”. […] C’est bientôt tout le Grand Sud algérien qui est traversé par une vague de protestation pacifique, le Soumoud, soit la résistance non-violente. […] Plus généralement, le Hirak peut désormais faire le lien entre, d’une part, son exigence d’une transition démocratique enfin effective et, d’autre part, la perspective d’une transition écologique qui permettrait à l’Algérie de se désintoxiquer des hydrocarbures. » (lemonde.fr/blog/filiu/2020/02/02/la-contestation-algerienne-relancee-par-le-refus-du-gaz-de-schiste).

Extinction Rebellion…

(Informations recueillies
partiellement sur Wikipédia.)

En 2016, Rising Up !, un groupe d’écologistes britanniques, partisan de l’action directe et de la désobéissance civile, échoue dans sa tentative de stopper l’extension de l’aéroport de Londres-Heathrow. En 2018, des militants de la mouvance écologiste, dont des membres de Rising Up !, organisent des rencontres de réflexion et d’élaboration de nouvelles formes d’action plus efficaces que les traditionnelles manifestations de rue et créent le mouvement social écologiste Extinction Rebellion (XR).
Le 26 octobre 2018, le journal britannique The Guardian publie une tribune signée par près d’une centaine d’universitaires qui appellent à l’action urgente face à la crise écologique et affirment leur soutien au collectif Extinction Rebellion. XR est officiellement lancé à Parliament Square, une place de Londres, le 31 octobre, par une déclaration de rébellion devant le palais de Westminster, en présence d’un millier de manifestants dont la militante suédoise Greta Thunberg. L’événement ouvre une campagne de désobéissance civile prônant l’état d’urgence climatique. Le mois suivant, Extinction Rebellion enchaîne, durant une semaine, diverses actions militantes, dont le « rebellion day », journée au cours de laquelle cinq ponts londoniens enjambant la Tamise, les ponts de Westminster, de Waterloo et de Blackfriars notamment, sont bloqués.
Une branche française est créée en novembre 2018. À la mi-janvier 2019, elle compte plus de neuf cents membres. Une « déclaration de rébellion » est lancée le 24 mars 2019 par XR France, place de la Bourse, à Paris. Plusieurs personnalités sont présentes et prennent la parole.
En février 2019, dans les colonnes du Monde et du journal belge Le Soir, Extinction Rebellion reçoit l’agrément de 260 chercheurs suisses, français et belges. Sept mois plus tard, dans une lettre ouverte publiée par The Guardian, 250 universitaires australiens lui apportent son soutien.
Depuis sa fondation en Angleterre, Extinction Rebellion a essaimé dans de nombreux pays tels que l’Inde, le Japon, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Ghana, l’Afrique du Sud, la Colombie, le Brésil, les États-Unis, l’Irlande, la Suède, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Belgique et la France.
En octobre 2019, selon Radio France internationale, Extinction Rebellion regroupe plus de 100 000 militants (environ 8 000 en France) répartis dans soixante-dix pays.
Extinction Rebellion (XR), dont le nom se rapporte à l’extinction des espèces, s’est doté d’un logo sur fond vert, un cercle noir, figurant la planète Terre, entoure un sablier formé par deux triangles. Le vert représente le combat écologique, le noir, couleur du deuil, la gravité de la situation.
Extinction Rebellion est né du constat de l’inefficacité des méthodes classiques de contestation, puisant son inspiration dans les actions entreprises par le mouvement populaire Occupy London, dans l’action non-violente et la désobéissance civile, dans l’exemple des suffragettes et la stratégie de lutte du mouvement afro-américain des droits civiques.
Les revendications politiques d’Extinction Rebellion portent sur la reconnaissance par les différents gouvernements nationaux de la gravité de la crise écologique, la réduction des émissions de dioxyde de carbone, la fin de la dévastation des écosystèmes planétaires et la création d’une assemblée citoyenne chargée de mettre en œuvre la transition écologique.
La première « semaine internationale de la rébellion » est organisée du 15 au 21 avril 2019, action extrêmement suivie à Londres où les militants bloquent des lieux emblématiques pendant une dizaine de jours ; les militants français accompagnés de Greenpeace, ANV-COP21 et les Amis de la Terre bloquent à la Défense une antenne du ministère de la Transition écologique, les tours de Total, EDF et la Société générale.
Le 28 juin 2019, le blocage pacifique du pont de Sully est réprimé par la police. La diffusion en particulier par Greta Thunberg  d’images de gaz lacrymogènes projetés en plein visage sur des manifestants assis provoque de nombreuses réactions : l’écrivain et militant Cyril Dion déclare qu’il refuse sa légion d’honneur du fait de cette violence disproportionnée du gouvernement à l’égard de sa population.
La deuxième « semaine de rébellion internationale » commence à Paris le samedi 5 octobre 2019 par l’occupation et le blocage du centre commercial Italie 2 dans le 13arrondissement. Les activistes partent d’eux-même dans le cours de la nuit en emmenant leurs toilettes sèches mais en laissant quelques graffiti hostiles à la police. Ils occupent alors la place du Châtelet et le pont au Change. Qualifiée de ZAD par certains journalistes, la place est neutralisée par des centaines de manifestants qui empêchent la circulation sur les voies adjacentes, ainsi que sur le pont au Change. Des gendarmes mobiles, positionnés dès le début de l’action près des lignes de bloqueurs, n’interviennent pas lors de l’installation. De nombreux activistes se sont attachés à des « bloqueurs de bras » afin de ralentir, voire d’empêcher la police de les évacuer.
D’autres actions se déroulent en même temps à Berlin, Madrid, Londres, Amsterdam, en Nouvelle-Zélande et en Australie.
Il n’y aurait pas de hiérarchie au sein d’Extinction Rebellion, mais une organisation holacratique, d’« holacracy » en anglais, « un système de gouvernance d’entreprise, fondé sur la mise en œuvre formalisée de modes de prise de décision et de répartition des responsabilités communes à tous ». XR est également très décentralisé, les groupes régionaux et locaux sont libres d’agir de manière autonome. Le mouvement n’a pas non plus de porte-parole fixe, mais des porte-parole ponctuels pour communiquer sur certaines actions.
Malgré l’absence d’une structure hiérarchisée, XR peut quand même, ponctuellement et localement, préparer une action en suivant le protocole du Manuel permettant l’auto-organisation d’actions de désobéissance civile non-violente : le militant qui a l’idée de mener une action l’annonce un mois à l’avance et endosse le rôle de coordinateur. Il doit alors trouver rapidement d’autres militants prêts à l’accompagner dans l’action. Lorsqu’il en a suffisamment, ils se répartissent les rôles : le « médiateur police » est chargé d’entamer le dialogue avec les forces de l’ordre, les photographes ou vidéastes s’occupent des images, les « peace-keepers » expliquent l’action aux passants, l’observateur légal note les noms et les numéros de badge des policiers en cas de besoin, et les « street medics » veillent aux soins. Un organigramme et les règles à suivre au cours de l’action sont alors édités. Puis les militants se retrouvent pour mettre au point les éléments de langage à utiliser auprès des médias et sur les réseaux sociaux ; et une répétition générale est menée si nécessaire.
Cette structure ne sert que le temps d’une action. XR évite soigneusement de se doter d’une « hiérarchie » durable. Le reste du temps, le mouvement fonctionne sur le principe de l’holacratie, les groupes locaux sur le principe de gouvernance partagée, et un coordinateur ayant un rôle purement organisationnel et non décisionnaire est nommé pour un mandat de quatre mois. La plupart des militants du mouvement (pas tous) évitent de donner leurs noms de famille lorsqu’ils s’adressent à la presse, voire donnent de faux prénoms ou utilisent un pseudonyme (souvent celui qu’ils utilisent sur le forum interne du mouvement) pour qu’ils ne puissent pas être considérés comme des figures médiatiques de XR et afin de garder l’horizontalité intacte.
XR France se coordonne grâce à un forum informatique interne, surnommé « la base », qui ne comporte pas d’administrateur.
Les nouveaux « rebelles » apprennent les différentes techniques de la désobéissance civile non-violente lors de journées de formation organisées par des activistes plus anciens. Ces journées permettent entre autres de cerner ce qu’est la non-violence grâce à des débats dynamiques, mais aussi d’en apprendre plus sur les risques juridiques, sur l’attitude à avoir en garde à vue et sur les multiples techniques de blocage lors de simulations d’actions.
Pour son financement, le mouvement bénéficie du Climate Emergency Fund (CEF), lancé début juillet 2019 (soit plusieurs centaines milliers de dollars). La branche française affirme qu’elle n’aurait pas bénéficié de ce fonds.
Bien qu’essentiellement contestataire, et à l’échelle locale, certains membres peuvent décider de coopérer avec les autorités pour mener à bien des projets écologiques à l’instar de Philippe Deforges, un militant XR du Mans qui travaille sur un rapport d’étude sur les bus à hydrogène à rendre au maire Stéphane Le Foll.
À la suite de l’occupation d’un centre commercial parisien par quelques centaines de militants en octobre 2019, Ségolène Royal, ambassadrice de France pour les pôles Arctique et Antarctique, qualifie Extinction Rebellion de « groupe violent » et appelle à ce qu’il soit « réprimé très rapidement ».
Daniel Boy, directeur de recherche émérite au centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) considère dans une tribune publiée sur le site du journal Le Monde que « la radicalité absolue d’Extinction Rebellion conduit le mouvement à l’impuissance », argumentant notamment sur le fait que l’extrémisme de ce mouvement ne permet pas d’ouvrir la voie à une véritable négociation politique. Justement, s’agit-il bien de cela ?
Pour les militants d’Alternative libertaire, qui titre dans son numéro 301, de janvier 2020 : « Extinction Rebellion, entre écologie sociale et non-violence », le hic, l’« agacement », c’est essentiellement la non-violence. La commission écologique qui signe le papier veut bien reconnaître que XR « suscite légitimement de l’intérêt et affiche une certaine capacité de mobilisation », que XR s’est « affirmé avec des actions collectives de plus grande ampleur », qu’ils ont un « certain talent pour la communication », etc., mais on reste « méfiants », car, et ils le reconnaissent, la « non-violence reste un principe fondamental peu interrogé ».
Sans doute, la non-violence reste encore dans l’esprit de ces militants une attitude passive, un positionnement apolitique prudent, quelquefois imprégné de religiosité, mais on découvre que XR soutient la grève illimitée et que la non-violence peut se décliner de multiples façons et aller jusqu’au « sabotage doux ». Il faut dire que la plupart des militants anarchistes cultivent une mémoire de la violence historique très forte : les hauts faits armés ou militaires de la révolution espagnole de 36, les images de la Makhnovtchina, les attentats divers, etc., et, il faut le dire aussi, quelques-uns expriment un certain goût du baston.
Pour autant, sommes-nous à un tournant de l’histoire, comme après la période des attentats de 1892-1894, quand les anarchistes s’orientèrent vers le syndicalisme ?
On peut lire encore, sous la plume de Hicham Alaoui, dans Le Monde diplomatique de mars 2020 :
« D’abord, les mouvements populaires ont compris que renverser le dirigeant en place ne garantissait pas un changement de régime, en particulier si les appareils militaires et sécuritaires gardent la main sur les domaines réservés et si les règles du jeu politique ne changent pas. Ainsi, les protestataires ne sont pas demandeurs d’élections convoquées à la hâte. Les activistes algériens et soudanais tiennent à éviter les erreurs de la révolution égyptienne de 2011 et réclament que toutes les composantes du système autoritaire soient démantelées. » […]
« Les protestataires restent à l’écart de l’arène politique, craignant que le moindre contact avec la classe dirigeante ne leur fasse perdre du crédit. »

Mars 2020

Sources

Gustav Landauer, un anarchiste de l’envers de G. Cheptou, W. Fähnders, F. Gomez, C. Knüppel, M. Löwy, G. Paoli, H. Rüdiger et Douze écrits « antipolitiques » de Gustav Landauer, Éditions de l’Éclat, revue À contretemps, 2018.
Erica Fraters, Réfractaires à la guerre d’Algérie, 1959-1963, Syllepse, 2005.
Manuel Cervera-Marzal, Les Nouveaux Désobéissants : citoyens ou hors-la-loi, Le Bord de l’eau, 2016.
Isabelle Attard, Comment je suis devenue anarchiste, Le Seuil, 2019.
Vivien Garcia, Du devoir de désobéissance civile, traductions de textes de Gandhi, Payot et Rivages, 2019.
James C. Scott, Petit Éloge de l’anarchisme, Lux (2013), 2019.
Charles Macdonald, L’Ordre contre l’harmonie. Anthropologie de l’anarchie, Pétra, 2018.
Ferhat Abbas, L’Indépendance confisquée (1962-1978), Alger-Livres Éditions, 2011 (1re édition, Flammarion, 1984).
Benjamin Stora, Retours d’histoire. L’Algérie après Bouteflika, Bayard, 2020.
Lounès Matoub, Rebelle, Stock, 1998.
Le site Orient XXI (avril 2019), Le Monde (9 juillet, 20 août, 11 et 15 octobre, 6, 8 et 9 décembre 2019), Le Monde diplomatique (novembre et décembre 2019), Jeune Afrique (3 janvier 2020).
Le Monde diplomatique de mars 2020.
Analyse, Opinion, Critique (20 décembre 2019), Mediapart (29 décembre 2019).
Centre de recherches pour l’alternative sociale de Toulouse, le 16 mars 2019.
lemonde.fr/blog/filiu/2020/02/02/la-contestation-algerienne-relancee-par-le-refus-du-gaz-de-schiste.
Extinction Rebellion sur Wikipédia.
Alternative libertaire, n° 301, de janvier 2020.

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