Gustav Landauer, un précurseur

« Nous en sommes toujours là. » C’est la conclusion pessimiste de Freddy Gomez dans sa présentation de Gustav Landauer, un anarchiste de l’envers, quand il constate qu’« en ces temps épuisés » la pensée de ce socialiste libertaire allemand (1870-1919) est toujours largement incomprise quand elle n’est pas tout simplement ignorée. Posture de lucidité, sans doute, mais peut-être aussi disposition d’esprit pas suffisamment à l’écoute du monde de maintenant qui bouge certes trop lentement à notre gré. Posture pessimiste, largement subjective, que notre expérience de vie ne peut partager quand nous nous retournons sur le passé et sur notre propre passé.
Non, nous ne dirons pas que « c’était mieux avant », non ! Pourtant, nous avons eu le bonheur de voir s’écrouler le mur de Berlin après avoir pensé irrémédiable la situation politique du moment, et nous avons pu nous réjouir d’un Mai 68 qui mit la créativité en effervescence, etc.
Certes, mais les collapsologues annoncent la fin de notre monde si ce n’est la fin du monde.
Par ailleurs, ce qui nous paraît le plus enthousiasmant malgré l’emprise quasiment totale du capitalisme marchand, ce sont des peuples qui se lèvent, qui se révoltent ; ce sont des « gilets jaunes » en France, c’est en cette année 2019 le peuple algérien en masse dans les rues et sur les balcons, c’est une gamine suédoise qui sèche l’école et appelle à ne plus suivre les joueurs de flûte qui nous gouvernent, ce sont les ZAD, c’est le Rojava, c’est le Chiapas, c’est un boycott discret – pour cause de répression –, au Maroc, des produits de première nécessité, etc.

Ce que l’on retiendra de la pensée de Landauer, c’est que « l’anarchie n’appartient pas à l’avenir, mais au présent ; elle n’est pas affaire de revendications, mais affaire de vie ».
Il s’agissait pour lui de mettre en œuvre, « présentement, des espaces de vie », des « espaces soustraits au pouvoir et dans lesquels il soit possible de créer une réalité tendant vers l’anarchie, et de vivre le présent au plus près des valeurs anarchistes ».
Tout simplement, au quotidien, Landauer souhaitait « ardemment que l’on se rassemble, que l’on œuvre en faveur du socialisme municipal, en faveur de colonies coopératives, de coopératives de consommation ou d’habitation ; que l’on crée des jardins et des bibliothèques publics, que l’on quitte les villes, que l’on travaille avec des bêches et des pelles, que l’on réduise sa vie matérielle à l’essentiel afin de gagner de l’espace pour le luxe de l’esprit » ; à l’exemple de l’expérience de Monte Verità dans le Tessin, en Suisse.
Sans doute ce programme négligeait-il la force de récupération et du capitalisme et de l’État.
Par ailleurs, il est écrit que pour Gustav Landauer « l’utilisation de la violence » n’allait pas de soi. Rappelons sa traduction du Discours de la servitude volontaire. Là encore, il n’est pas tenu compte de l’important bond en avant qu’ont fait les pratiques que l’on a réunies sous le terme de « non-violence » et qui se déclinent en boycott et autres actions directes sans violence et pleines de créativité.
Il s’agit donc, dans ce livre, de revisiter l’antidogmatique Gustav Landauer qui, déjà à l’intérieur du mouvement libertaire allemand de l’époque, remettait en question des pensées et des usages bien établis la doxa « en s’écartant si nécessaire des anciens sillons tracés », en sortant « des sentiers mentaux balisés », en « préfigurant » le monde à venir.
Landauer écrivait : « Seul le présent est réel, et ce que les hommes ne font pas maintenant, ne commencent pas à faire dans l’instant, ils ne le font jamais, de toute éternité. » (« La colonie », Der Sozialist, 1910.)
Un texte d’ouverture de Gaël Cheptou nous dresse magistralement le parcours de vie de Landauer et de son œuvre.
Dans Un chemin vers l’émancipation de la classe ouvrière était affirmé « que ni l’action politique ni la violence révolutionnaire ne conduiront les travailleurs à leur émancipation » ; ce chemin, pour Landauer, n’a rien à voir avec un quelconque réformisme ; il s’agit de réaliser immédiatement, en dehors de l’État, « une forme embryonnaire du socialisme ».
Dans un article de Die Zukunft, tout en condamnant expressément la propagande par le fait (violente), Landauer débouchait sur le concept de non-violence (il existe deux termes en allemand pour nommer cette dernière, l’un serait plutôt une pratique « sans violence » (Gewaltlosigkeit) ; l’autre (Gewaltfreiheit), plus récent, serait plus proche de la non-violence que l’on connaît aujourd’hui :
« Les anarchistes devraient comprendre qu’un but ne peut être atteint que si le moyen est déjà complètement pénétré par ce but. On ne parviendra jamais à la non-violence par la violence », écrit Landauer.
Cependant, en 1919, alors qu’il est membre du conseil ouvrier de Bavière, « bien qu’attaché à son idéal de non-violence », nous dit Gaël Cheptou, il propose de prendre des otages pour se protéger et également de procéder à des arrestations…
Dans l’Appel au socialisme, il est précisé, toujours par Gaël Cheptou, que « la lutte de classes reste évidemment une nécessité vitale pour les prolétaires, tant qu’ils ne sont pas “sortis du capitalisme”, mais au prix d’un enfermement toujours plus étroit, plus mortel, dans le cercle infernal du capitalisme… ».
C’est en 1899, alors qu’il est en prison, que Landauer traduit du moyen-haut-allemand un choix de textes de Maître Eckhart (1260-1328), un mystique chrétien, qui considère que tout individu porte en lui une petite étincelle divine. Comment ne pas voir une correspondance, sinon une filiation, avec la phrase de Piotr Archinov ? Phrase que l’on peut lire à la fin du Mouvement makhnoviste : « Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez-la : vous ne la trouverez nulle autre part. »
Mais on ne suivra pas Landauer dans ce qui est qualifié ici de « mysticisme », encore qu’il soit difficile de bien comprendre de quoi il est question.
En accompagnement, on lira avec un grand intérêt les textes de Walter Fähnders, Christoph Knüppel, Michael Löwy, Guillaume Paoli et Helmut Rüdiger.
Oui, l’anarchisme appartient au présent ; à nous de le faire vivre !

Gustav Landauer, un anarchiste de l’envers
Contributions de Gaël Cheptou, Walter Fähnders, Freddy Gomez,
Christoph Knüppel, Michael Löwy, Guillaume Paoli, Helmut Rüdiger
suivies de Douze écrits « anti-politiques » de Gustav Landauer
Éditions de l’Éclat, revue À contretemps, 2018, 214 p.

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