Une goutte d’essence a suffi…

Diffusé sur la Clé des ondes
dans l’émission Achaïra
le 4 février 2019

La goutte de trop

À propos des « gilets jaunes », dans « Les raisons de la colère » (Siné mensuel, n° 81 de décembre 2018), Raoul Vaneigem écrivait :
« On est en droit de s’étonner du temps qu’il a fallu pour que sortent de leur léthargie et de leur résignation un si grand nombre d’hommes et de femmes dont l’existence est un combat quotidien contre la machine du profit, contre une entreprise délibérée de désertification de la vie et de la terre. » (ici reproduit)
Le déclencheur a, c’est certain, eu pour origine des « gens de rien », les « sans-dents » des classes populaires – pouvons-nous parler d’un néoprolétariat ? – qui se sont révoltés contre l’augmentation du prix de l’essence.
Le refus d’une nouvelle taxe a ouvert la voie à une critique plus générale de l’injustice fiscale.

Dans un texte préparatoire du périodique Le Chiendent (Philippe Geneste, 5, impasse Louis-David, 33740 Arès ou emancipation.pg@wanadoo.fr), il est écrit que « ce qui nous a immédiatement touchés dans ce mouvement, né des réseaux sociaux, c’est qu’il marque une défiance à l’égard des formes institutionnalisées de la contestation sociale », à l’égard du « fonctionnarisme syndical avec les pouvoirs publics et privés » ; l’action revendicative doit se faire « en indépendance de tout parti ». Il est noté également que « les femmes jouent un rôle important, notamment dans les lieux où la contestation évite la violence ».
Pour certains, ce sont là des « consommateurs individualistes », sans conscience de classe ; en bref, le « peuple » dans sa diversité qui va de l’extrême gauche à l’extrême droite en traversant les couches, les classes intermédiaires, moyennes, faites de petits commerçants et d’artisans (aux revenus quelquefois moins élevés que certains ouvriers) ; de même que composées de ruraux dont la voiture est une nécessité ; voiture qui peut être critiquée par les écologistes mais qui est maintenant vécue comme un instrument de travail… et de liberté.
Sur ces ronds-points en quelque sorte des ZAD improbables au milieu du tissu urbain  la parole se libère, on fraternise autour de braseros et de soupes collectives, on construit des cabanes… Ces lieux d’« occupation » sont choisis pour ralentir ou bloquer la circulation ; en d’autres endroits, des opérations de péage gratuit ont été organisées quand, quelquefois, la station n’était pas carrément incendiée.
Qui aurait imaginé il y a quelques mois que ces ronds-points, habituellement objets d’exaspération des conducteurs, deviendraient des lieux stratégiques du combat social ? La créativité de la lutte peut être déroutante…
En ces lieux s’est recréée une convivialité, une sociabilité perdue, qui devient porteuse de futur ; ainsi se reconstruit un « nous » de dignité face au mépris des nantis : « On “nous” prend pour des cons. »
Sur ces ronds-points, on a pu voir flotter des drapeaux bleu-blanc-rouge, on a pu entendre des débuts de Marseillaise ; mais il faut voir là la culture de gens qui n’ont aucun passé militant. Et puis on a vu ressortir des « cahiers de doléances » à l’exemple de ceux de 1789 : ainsi, le Journal officiel a pu enregistrer dès le 1er décembre 2018 une association au nom des « gilets jaunes, la révolution du peuple français ».
Le journal Sud-Ouest du 9 janvier 2019 titre en page 14 : « Le rond-point, ça ne suffit pas », tout en terminant l’article par une déclaration :
« Les ronds-points, c’est bien. On y est attachés, mais ce n’est plus suffisant. Il va falloir passer à autre chose. »
Autre chose, ce sont sans doute les manifestations, les défilés, des tentatives d’intrusion de bâtiments publics avec, à chaque fois, des violences d’intensités diverses, allant jusqu’à essayer d’envahir un ministère – en effet, une poignée de manifestants ont forcé la lourde porte du ministère occupé par le porte-parole du gouvernement –, ou, ailleurs, de pénétrer dans une gendarmerie, etc. Violences il y a… En attendant d’inventer d’autres manières de faire…
En Gironde, lors d’une réunion, un « gilet jaune » déclare : « Sans la violence, on ne s’en sortira pas ! » Un autre lui répond que Gandhi a « bien fait chuter l’Empire britannique en utilisant la non-violence » (S-O, id.).
On sait que le monopole de la violence étatique s’est démesurément exercé à Notre-Dame-des-Landes ; cela prétendument en réponse aux violences des militants, alors que la violence première, c’est la « violence structurelle » de l’État et du capitalisme.
On peut dire maintenant que ces hétéroclites gilets jaunes, en déclenchant ce mouvement de révolte, cette émeute, sont devenus par là, dans la période actuelle, moteur et sujet de l’histoire sociale dans la plus totale anarchie – au sens négatif ou positif du terme – qui peut faire craindre à l’impossibilité de réalisations concrètes. C’est oublier que les gilets jaunes ont déjà obtenu plus que les luttes syndicales ; cependant, un non-dit souterrain reste à dévoiler, une action plus profonde est peut-être en train de mûrir.
L’avenir nous le dira… ou bien se taira, car on sait que les historiens négligent régulièrement certains événements de conséquence…

13 janvier 2019

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