Sarcasmes d’un intellectuel blanc…

Sarcasmes d’un intellectuel blanc

contre la non-violence

C’est évident que, lors d’une manifestation sociale, dans la rue, briser la vitrine d’une banque ou d’une officine capitaliste quelconque est un acte non-violent ; oui, le bruit des éclats de verre ne sont en rien la marque de la douleur de la vitrine. Vous n’êtes pas d’accord ? Pierre Sommermeyer, lui, dit que c’est du « terrorisme de basse intensité ».
En 1999, à Millau, quand, en une heure, des militants de syndicats agricoles de la région « démontèrent », à visage découvert, un établissement McDonald’s, entourés de très nombreux sympathisants qui distribuaient des tartines de fromage, était-ce une action violente ou un acte non-violent ? Certains nommèrent l’opération un « saccage », car les dégâts s’élevèrent à 120 000 €. D’autres préféreront dire que c’était une simple « destruction » et non pas de la « violence ».

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De la résistance norvégienne à l’invasion nazie de 1940 et de la désobéissance au « fører » (Führer) Quisling, nous n’avions en mémoire que le mouvement de non-coopération des enseignants de ce pays, image extrêmement valorisée par les adeptes de l’action non-violente. Or il y eut une résistance militaire que l’on ne peut négliger. C’est ce que relate Le Chemin de la trahison, livre d’Éric Eydoux (Gaïa, 2018).
Rappelons que, sur 14 000 enseignants, 12 000 envoyèrent une lettre dûment signée pour refuser de rallier les rangs du parti fasciste et appliquer une nouvelle loi.
Les comédiens, les sportifs, les pasteurs, les parents, dans leur immense majorité, pratiquèrent également la « non-coopération », mot, sauf erreur, qui n’est pourtant mentionné qu’une seule fois dans le livre.
Globalement, la machine bureaucratique se grippa. À la fois aux niveaux ministériel et communal, Quisling « s’est heurté à un mur d’inertie et de mauvaise volonté. […] Ses ordres, ses dossiers, ses convocations se perdaient sans retour », écrit Eydoux.
Lecture faite, nous avons pensé que, du côté de l’auteur comme du côté de ceux qui avaient « enjolivé » l’action des enseignants, il « manquait quelque chose », qu’il y avait comme une occultation de la réalité, un manque d’objectivité.
Et c’est ce manque qui pouvait nous rendre plus réceptif le concept développé par Peter Gelderloos dans Comment la non-violence protège l’État quand il répète à l’envi son propos sur la « diversité des actions ».
Ainsi écrit-il :
« Dans tous les conflits sociaux majeurs, on observe un éventail de tactiques et d’idéologies, c’est-à-dire que de tels conflits impliquent systématiquement des tactiques pacifiques et non pacifiques. Les pacifistes suppriment simplement l’histoire qui ne correspond pas à leur récit, ou expliquent leurs échecs par la présence de luttes violentes. »
« Diversité des tactiques » et demande d’une collaboration entre violents et non-violents, on s’étonnera quand par ailleurs, dans ce livre, tant de mépris s’exprime contre la non-violence et contre ceux pour qui c’est un « dogme » ; ce dernier mot, pour nous, étant pour le moins inadéquat.

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En lisant Gelderloos, qui stigmatise donc à qui mieux mieux les « non-violents » qu’il fréquente aux États-Unis, nous sont revenues en mémoire des positions prises par les non-violents de France. Nous voulons parler ici des premiers numéros de la revue Alternatives non-violentes créée en 1973 (les numéros 3 et 4 ont seuls été consultés ; le n° 3 indique qu’il y eut un n° 2 consacré à la non-violence et à la révolution prolétarienne et que ce numéro a valu à la rédaction d’être accusée, de la part de certains lecteurs, de « faire de l’ouvriérisme » ou du « vulgaire gauchisme »).
Dans le n° 3, il était mis en avant que « les personnes qui dans nos pays d’Europe occidentale se retrouvent dans l’idée de non-violence n’appartiennent pas au monde ouvrier ».
Maurice Debrach, ancien syndicaliste, y écrit que l’histoire de la classe ouvrière, « c’est aussi celle d’une lutte révolutionnaire contre la violence “institutionnalisée”, contre le capitalisme. C’est celle du sang versé par la violence répressive. C’est l’histoire de la lutte des classes ». Pour Claire et Jean Martin, à propos des Lip, « la lutte des classes est profondément et clairement inscrite dans la non-violence. Il n’a jamais été question de l’éluder. Il s’agit de désobéissance collective, non de pureté individuelle ».
De son côté, Christian Mellon écrit : « Il y a un choix à faire, un parti à prendre dans notre manière même d’analyser la société et la source des “injustices”. Reconnaître ou non la lutte des classes, viser ou non la suppression du capitalisme, c’est déjà un choix. Or, beaucoup de non-violents hésitent à faire ce choix… »
« En fait, la non-violence ne prêche pas la paix sociale ni la collaboration des classes. Elle ne reprend pas à son compte mais, au contraire, elle conteste et récuse les discours des milieux bien-pensants sur la nécessité du respect de l’ordre établi et la possibilité de résoudre les difficultés qui surviennent entre les uns et les autres par la seule pratique du dialogue dans le cadre des institutions démocratiques. Par sa propre logique, la non-violence préconise la lutte des classes comme moyen d’avancer vers une société plus juste… »
Et nous nous sommes demandé pourquoi cette notion de lutte des classes avait disparu de la revue. On retrouvera au complet sur ce site le texte : « La lutte des classes n’est que rarement une “guerre des classes” ».
Certains diront que les problématiques états-unienne et française ne sont pas liées. Bien au contraire, nous pensons qu’il y a un lien dans la non-remise en question de l’État par les « non-violents » quand précisément l’État maintient la violence structurelle de la société par l’institution militaire.
Oublié Tolstoï quand il écrivait :
« L’État n’est point une institution divine, auguste, ni une condition indispensable de la vie sociale comme on le pensait autrefois, mais simplement la manifestation de la brutalité des mœurs. Que le pouvoir soit entre les mains de Louis XVI, du Comité de salut public, du Directoire, du Consulat, de Napoléon ou de Louis XVIII, du sultan, du président ou du Premier ministre, partout existe le pouvoir des uns sur les autres, la liberté est absente et l’oppression inévitable. C’est pourquoi l’autorité doit être supprimée. » (Le Refus d’obéissance, écrits sur la révolution, L’Échappée, 2017.)
Oublié Vinoba Bhave quand il écrivait en 1958 dans La Révolution de la non-violence (Albin Michel) : « Si nous croyons que l’État doit mourir par dépérissement, pourquoi ne serait-ce pas cette année ? » Oui, il existe une non-violence qui veut changer le monde sans rien changer au monde existant.

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Bien que le titre du livre de Peter Gelderloos (Comment la non-violence protège l’État) nous ait paru un rien provocateur – il admet lui-même que son style est peut-être trop « abrasif » –, nous pensions pourtant trouver là une critique honnête de l’action et de la pensée de ceux qui défendent la non-violence. Ce n’est pas du tout le cas.
Cependant, Gelderloos voudrait être vu plutôt comme un activiste révolutionnaire offensif que comme un partisan de la violence. De plus, pour lui, si la non-violence est inefficace, elle est également raciste (avec la suprématie des hommes blancs), étatiste, patriarcale ; elle est tactiquement et stratégiquement inférieure (à quoi ?), c’est un leurre (une pathologie selon Ward Churchill qui partage sa démarche). La seule alternative, c’est donc l’activisme révolutionnaire.
Mais nous savons que, quand quiconque a des armes en main, une hiérarchie s’établit rapidement, et tout naturellement, entre le fort et le faible.
Réflexion qui pourra nous amener à rechercher quelles ont été les raisons profondes pour lesquelles les activistes révolutionnaires de l’ETA, des FARC, de l’IRA, etc., ont abandonné la lutte armée.
Pour revenir au livre de Gelderloos, nous dirons d’abord notre accord avec Nicolas Casaux qui dans son avant-propos écrit que « la civilisation industrielle dans laquelle nous vivons aujourd’hui repose sur une violence omniprésente et généralisée » ; ce que nous nommons la violence structurelle.
Et nous serons en désaccord avec Francis Dupuis-Déri, le préfacier, et avec tous ceux, « non-violents » ou pas, quand ils avancent l’idée « qu’une simple pince à découper une clôture est associée à la violence ». Il y est fait allusion, entre autres, à l’accusation d’« incitation au sabotage » contre l’écrivain Erri De Luca dans la campagne du No-TAV.
On trouve aussi dans cette préface une citation étrange attribuée à Gelderloos dont les adversaires seraient celles et ceux qui cherchent à « imposer la non-violence dans la lutte sociale ». Ne serait-ce pas le contraire quand des « violents », dans une manifestation pacifique, attaquent la police ou cassent les vitrines ?
Pour Pablo Ortellado, « la tactique des Black Bloc s’inscrit dans la tradition de la désobéissance civile non violente, puisqu’elle consiste à transgresser publiquement la loi pour attirer l’attention des médias et du public, mais sans recours à des armes et sans chercher à tuer l’ennemi ». Certes, mais sans en assumer le risque à visage découvert devant un tribunal ; voire, au contraire, en se cachant dans la masse de la manifestation protectrice.
Disons aussi notre désaccord (mais est-ce un problème de traduction ?) quand Gelderloos tient pour équivalents les mots « pacifiste » et « non-violent » : le pacifiste est simplement opposé à la guerre et peut éventuellement utiliser la violence ; et, quand bien même ils sont étroitement liés, l’antimilitarisme et le pacifisme ne sont pas à confondre avec la non-violence.

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Mais nous reconnaîtrons ouvertement que, sur le fond du problème, nous sommes d’accord avec Gelderloos pour dire qu’il est difficile de définir ce que recouvrent les termes de « violence » et de « non-violence ».
Si nombre d’êtres humains, depuis des millénaires, montrent leur aversion pour la violence, on s’accordera cependant pour dire que c’est Gandhi qui – sans pour autant imposer un mot pour la qualifier –, par son action, mit en lumière cette forme de combat. Gandhi employa le terme d’ahimsa : respect de la vie ; puis celui de satyagraha : recherche de la vérité par la désobéissance civile ; c’est de la langue anglaise qu’est venu le terme de nonviolence, repris dans la langue française par Romain Rolland en 1924.
Tolstoï nous avait sérieusement agacé quand il écrivait que « l’unique moyen de faire disparaître la violence était de la subir avec passivité », quand il parlait de « non-résistance au mal », quand il disait que « la résignation devant la force brutale, l’insoumission passive au pouvoir » est « la loi primordiale ».
Mais Guillaume Gamblin nous signale que l’expression de « non-résistance au mal » est une mauvaise traduction : le numéro 153 d’Alternatives non-violentes, intitulé « Tolstoï précurseur de la non-violence » (4e trimestre 2009), affirme dans plusieurs articles d’auteurs différents que c’est une erreur répandue de faire dire cela à Tolstoï, mais qu’en réalité l’expression dans sa totalité est « non-résistance au mal par le mal ».
La non-violence – comme l’anarchisme d’ailleurs – se décline de multiples façons. S’il y a un continuum qui va du noir extrême au blanc le plus pur, en passant par de multiples teintes de gris, de même, il y a un continuum qui va de la violence à la non-violence en passant par des zones « sans violence » mais qui ne sont pas pour autant de la non-violence : il s’agit par exemple des différentes formes de grève, de refus, de non-coopération, etc.
Mais s’il y a du gris entre le noir et le blanc, il n’empêche que ces couleurs existent indépendamment : le blanc du lait et le noir du charbon.
Et la non-violence en tant que telle pourra ainsi mieux se définir, se préciser et, par là, se dégagera avec plus de clarté le problème de l’incompatibilité de coupler certaines actions non-violentes à d’autres qui sont vraiment violentes.

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Il y a autre chose que Gelderloos semble négliger ou veut ignorer, c’est ce que l’on nomme l’opinion publique, opinion qu’il est important de mettre de son côté. Sinon, nous nous comportons comme une minorité voulant d’autorité ou par la force imposer notre point de vue à la majorité. Pourtant, il écrit :
« Il est dangereux de se couper totalement de la réalité commune en adoptant des tactiques que personne ne comprend et encore moins soutient. »

Il est sûr que spontanément notre humeur peut ne pas désapprouver la casse des vitrines, mais nous savons que cette dernière fait oublier la raison principale d’une manifestation ; ce que reprendra la presse à l’envi, faisant ressortir à l’excès l’acte contre-productif contrairement à l’action contre le McDo cité au début et qui eut un franc succès. Oui, il nous faut tenir compte de l’état des sensibilités en étant plus créatifs dans nos actions. Sans cette avancée, il sera difficile de faire bouger les choses ; cela s’est fait pourtant, en France, quand la peine de mort fut abolie par décision gouvernementale alors que l’opinion générale n’était pourtant pas prête à suivre cette décision.

* * *

Une preuve d’une certaine mauvaise foi chez Gelderloos, c’est quand il écrit qu’Emma Goldman « participa à la tentative d’assassinat » de Henry Frick Clay en 1892 (Il s’agit du chapitre VIII de Vivre ma vie ? Une anarchiste au temps des révolutions, L’Échappée, édition intégrale, novembre 2018). Certes, la complicité d’Emma ne fait aucun doute, encore faudrait-il y apporter des nuances.
Emma est revenue sur cette question de l’attentat et sur l’utilisation de ce type de violence, notamment après l’explosion d’une bombe dans un immeuble de Lexington Avenue, en 1914, à New York (chapitre 41). Elle écrit :
« Des camarades, des idéalistes, fabriquant une bombe dans un immeuble ouvrier surpeuplé ! Autant d’irresponsabilité m’atterra. Mais, l’instant d’après, je me souvins avec une horreur paralysante d’un événement similaire de ma propre vie. Je me revis dans l’appartement de Peppie dans la 5e Rue, dans ma petite chambre où, les stores baissés, j’observais Sasha en train d’expérimenter une bombe. Je revivais avec une lucidité accablante cette semaine angoissante de juillet 1892. En me répétant que la fin justifiait les moyens, j’avais tu mes craintes d’un accident qui aurait fait des victimes parmi les autres locataires. Avec le zèle du fanatique, j’y avais réellement cru ! Il avait fallu des années d’expérience et de souffrances pour me libérer de cette idée insensée. Je croyais toujours inévitables les actes de violence commis pour protester contre des maux sociaux insupportables. Je comprenais les forces spirituelles qui menaient à des attentats comme celui de Sasha [Berkman], de Bresci, d’Angiolillo, de Czolgosz et d’autres dont j’avais étudié la vie. Ils y avaient été poussés par un immense amour de l’humanité et par leur extrême sensibilité à l’injustice. J’avais toujours pris ma place à leurs côtés et contre toute forme d’oppression organisée. Mais, malgré la solidarité que j’éprouvai pour l’homme qui, en recourant à des mesures extrêmes, protestait contre les crimes sociaux, je compris néanmoins que je ne pourrais plus jamais approuver ou m’associer à des méthodes qui mettaient en péril des vies innocentes. »
Et, plus loin encore, dans le long chapitre 52 sur la Russie :
« Si je devais me décider à devenir active en Russie, leur expliquai-je, le soutien de Makhno ne m’appâterait pas plus que l’offre de Lénine par l’intermédiaire de la IIIe Internationale. Je ne niais pas les services rendus par Makhno à la révolution dans son combat contre les forces blanches, ni le fait que son armée de povstantsy [insurgés] était un mouvement de masse spontané des travailleurs. Cependant, je ne croyais pas que l’anarchisme eût quoi que ce soit à gagner de l’activité militaire ou que notre propagande dût dépendre des avantages militaires ou politiques gagnés. »

* * *

Dans ce texte, il s’est agi moins de contrer les propos sarcastiques de Peter Gelderloos, qui nous paraissent par moments pour le moins confus, que de tenter une réflexion sur nos propres façons de penser avec pour principale préoccupation de débarbouiller nos idées et d’affûter nos pratiques futures.
Oui, devant ses affirmations aussi catégoriques, tenter d’argumenter est sans doute inutile. Sa colère, pensons-nous, le conduit vers un autre dogmatisme que celui attribué aux « non-violents ».
Lou Marin – et par ailleurs Sebastian Kalicha –, qui connaît bien tout ce qui s’est fait aux États-Unis en matière de non-violence, s’est chargé de contredire nombre d’affirmations péremptoires que nous considérons nous aussi comme mensongères et, de son côté, Pierre Sommermeyer travaille sur un rappel historique de ceux qui mirent en avant l’action violente dans ce pays ; éléments sans doute d’une publication future. Pour David Court, dans un courriel, « c’est un point de vue plutôt américain, écrit un couteau entre les dents, où se dessine en creux la caricature critique d’une non-violence extrémiste et intolérante. Cette façon de forcer le trait rend tout binaire et, ainsi, bien des accusations deviennent acceptables ».

Peter Gelderloos, Comment la non-violence protège l’État.
Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux,
Éditions Libre, 2018, 240 p.

septembre 2018

 

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