De la désobéissance des peuples originaires

Encre de Vicento Rojo

Bien sûr, vous n’avez pas de temps à perdre à observer un escargot qui vient de surgir de derrière une feuille et qui s’avance avec précaution pour entreprendre la traversée d’un pan de mur puis, arrivé sur la terrasse, hésiter entre une feuille de salade et un croûton de pain, y rester durant d’interminables minutes et, enfin, disparaître, sans se presser, dans le feuillage…
Aurez-vous donc la patience de lire les 500 pages des Pistes zapatistes de la Sexta de l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) ? Parce que le texte, à la syntaxe volontairement maltraitée, conserve sa forme orale, en assemblée, s’étire en longueur, se répète et lasse finalement notre goût de la rapidité et de l’efficacité : Enfin, quoi ! nous sommes modernes ! Pourtant : « Lento, pero avanzo ! » disent-ils, ceux qui, entre autres, ont pris pour exemple le caracol, l’escargot.

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Au tout début de son Long Chemin vers la liberté, Nelson Mandela décrit les réunions tribales qui se tenaient dans la Grande Demeure, là où l’on règle les disputes et où l’on juge les affaires ; et où, également, se disent l’Histoire africaine et ses contes, et aussi l’épopée des héros guerriers :
« Tous ceux qui voulaient parler le faisaient. C’était la démocratie sous sa forme la plus pure. Il pouvait y avoir des différences hiérarchiques entre ceux qui parlaient, mais chacun était écouté, chef et sujet, guerrier et sorcier, boutiquier et agriculteur, propriétaire et ouvrier. Les gens parlaient sans être interrompus, et les réunions duraient des heures. Le gouvernement avait comme fondement la liberté d’expression de tous les hommes, égaux en tant que citoyens. (Les femmes, j’en ai peur, étaient considérées comme des citoyens de seconde classe.)
[…] « Les réunions duraient jusqu’à ce qu’on soit arrivé à une sorte de consensus. Elles ne pouvaient se terminer qu’avec l’unanimité ou pas du tout. Cependant, l’unanimité pouvait consister à ne pas être d’accord et à attendre un moment plus propice pour proposer une solution. La démocratie signifiait que l’on devait écouter tous les hommes, et qu’on devait prendre une décision ensemble en tant que peuple. La règle de la majorité était une notion étrangère. Une minorité ne devait pas être écrasée par une majorité. » (Voir « Noble art vs apartheid » sur deladesobeissance.fr)

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Dans Indios sans roi, rencontres avec des hommes et des femmes du Chiapas, édité par l’Atelier de création libertaire en 2017, Orsetta Bellani rapporte :
« Nous sommes communalité, le contraire de l’individualité ; nous sommes territoire communal et non propriété privée ; nous sommes partage et non compétition ; nous sommes polythéisme et non monothéisme. Nous sommes échange et non commerce ; nous sommes diversité et non égalité, bien que ce soit au nom de l’égalité qu’on nous opprime. Nous sommes interdépendants et non libres. Nous avons l’autorité mais nous n’avons pas de souverain. »
Ce sont là propos de paysans mexicains qui, pour leur survie dans un milieu hostile, ont compris la nécessité d’un quotidien solidaire et aussi d’une vie frugale à base de maïs, de haricots et de courges, selon leurs habitudes ancestrales.
Depuis l’insurrection armée du 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale a profondément changé, écrit Orsetta Bellani :
« Les guérilleros se sont retirés dans les montagnes et ont ensuite lancé le processus de construction de l’autonomie zapatiste qui, selon de nombreux analystes, représente aujourd’hui un exemple pratique pour un “autre monde possible” ».
Si les armes sont toujours prêtes pour l’autodéfense, les zapatistes les ont surtout utilisées, au moment de l’insurrection, pour frapper l’imagination. Mais il serait intéressant de mieux connaître les raisons de ce retrait militaire, comme il serait instructif de faire des rapprochements avec les FARC (colombiennes) qui ont procédé à leur désarmement partiel ; de même qu’avec l’ETA basque, l’IRA irlandaise, etc.
De fait, on peut lire à la page 183 des Pistes zapatistes que, « sortis à l’aube de l’année 1994, un mouvement de milliers de Mexicains et de Mexicaines est apparu partout jusqu’à atteindre des millions. Ils ont fait pression sur le gouvernement […] qui a dû s’asseoir et discuter avec nous. Et, à nous aussi, on nous a dit en même temps qu’on devait dialoguer et négocier. On a donc entendu la voix du peuple mexicain et on a donné l’ordre de se retirer de la lutte violente ».
Bien sûr, il serait totalement inapproprié de parler de non-violence, mais, malgré les difficultés de rendre clair le langage des intervenants de ce livre, on note (p. 193) quelques expressions significatives : « On a fait dire qu’il ne fallait pas répondre à la violence avec laquelle l’ennemi et le gouvernement nous provoquaient. » Page 195 : « On ne dit pas que les armes ne sont pas nécessaires, mais grâce à la résistance et aux compañeros, compañeras, on a vu qu’en partie la désobéissance – mais une désobéissance organisée – fait qu’ici le mauvais gouvernement n’intervient pas. » Et à la page 201 : « Si on s’était seulement concentré sur les bombes, les balles, sur tout ce qui touche à la question militaire […], sincèrement, on ne serait pas là. » Etc.
Le sous-commandant Marcos lui-même s’est effacé, ou plutôt s’est métamorphosé, dans une tentative de cohérence, pour laisser place à la collectivité ; mais il est « revenu » en Galléani, le nom d’un zapatiste assassiné. Marcos a expliqué à plusieurs reprises que l’Armée zapatiste devait « disparaître en tant qu’organisation militaire ».
Toutefois, il est écrit à la page 211 des Pistes zapatistes :
« Dans le domaine militaire, les ordres sont respectés, ils ne se discutent pas, il n’y a pas de démocratie, c’est comme ça que c’est conçu. Avec les compañeros miliciens et miliciennes, on peut contrôler des milliers de combattants. Ce truc d’un ordre qu’on ne discute pas a fonctionné, mais, au moment de construire l’autonomie, ça a été très compliqué d’enlever de la tête des gens que gouverner ce n’est pas une question d’ordres mais d’accords. »
« Commander en obéissant », « il faut apprendre à obéir pour savoir commander », etc. Que voilà, pourtant, un langage bien militaire que les zapatistes ont tenté de corriger par ce qu’ils nommèrent des conseils de bon gouvernement, les caracoles (caracol : l’escargot, encore).
Mais ces peuples avaient-ils vraiment besoin de ces caracoles ? Montaigne (1533-1592), dans l’« Apologie de Raymond Sebon » (Les Essais, Gallimard, 2009), notait déjà, page 605 :
« Ceux qui reviennent du nouveau monde, qui a été découvert du temps de nos pères par les Espagnols, peuvent nous attester combien ces nations, sans corps de magistrats et sans lois, vivent d’une manière plus conforme à la justice et à la bonne règle que les nôtres où il y a plus d’officiers de justice et de lois qu’il n’y a d’autres hommes et qu’il n’y a d’actions de justice. »
Cependant, nos réserves, quant au caractère militaire de l’aventure, ne seront pas suffisantes pour négliger la magnifique expérience chiapanèque qui se perpétue ; permanence d’une expérience de ces peuples originaires qui choisissaient comme « autorité » la personne « qui savait le mieux écouter », car ces Indios vivaient « sans individu supérieur auquel obéir et, entre eux, tout n’était que réunion, discussion, conseil et mystère… ».
Pas si loin de nous – à Notre-Dame-des-Landes, au Val de Suse, à Bure et en de multiples autres lieux plus ou moins importants et qui sont en train de naître –, ces manières de vraie démocratie ne sont-elles pas « retrouvées » ? Du moins, on s’y essaie.
Le changement se fait donc « par le bas », le pouvoir est dilué, car « on commande en obéissant à la base » ; les responsabilités sont tournantes et révocables à tout moment.
Par ailleurs, l’enseignement étatique mexicain, tenu essentiellement par des métis – souvent racistes envers les indigènes à proprement dit –, est en voie de réappropriation par les zapatistes qui veulent « décoloniser l’éducation » en suivant les méthodes du pédagogue brésilien Paulo Freire. Entre autres, « l’idée est de reconnaître et de valoriser les aptitudes de chacun, en gardant en tête que celui qui n’est pas porté pour telle activité le sera davantage pour telle autre ».
Un autre état d’esprit sur la façon de rendre la justice s’expérimente : la punition par la prison est une pratique minimale. Comme chez les Kurdes du Rojava, on assiste à une créativité judiciaire peut-être pas si nouvelle que ça mais que nous, Occidentaux, avons oubliée.
Un mot sur le buen vivir, concept qui consiste à établir des relations de réciprocité et de solidarité dans les familles et les communautés, avec le respect d’un équilibre entre les êtres humains et la nature ; cela doit se réaliser avec le maintien d’une bonne santé dans une maison décente, associé à une éducation qui se fonde tout à la fois sur sa propre culture et sur la tradition.
Contre la résistance chiapanèque, l’État procède de deux façons : soit par des attaques militaires directes en y associant des paramilitaires et des mercenaires, soit par des moyens détournés : faire entrer les gens dans la logique du marché. Robert MacNamara, ancien directeur de la Banque mondiale, conseillait, « non seulement pour une question de principe mais aussi pour une question de prudence », de réduire la misère de 40 % chez les populations les plus pauvres, pas seulement par impératif moral, mais aussi par impératif politique. Guerre d’usure, sans violences directes, il s’agit de priver le poisson de son eau en détruisant les communautés paysannes.

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Mais la Sexta, l’auteur collectif de Pistes zapatistes, c’est qui, c’est quoi ? C’est rien de moins que le « réseau planétaire de luttes anticapitalistes impulsé par les zapatistes ». Réseau qui s’est concrétisé, au Chiapas, du 2 au 9 mai 2015 par un séminaire intitulé « La pensée critique face à l’hydre capitaliste ». Dans un séminaire, on fait des semis – comme ils disent ; il s’agit d’amener des idées, des discussions, de provoquer des débats ; il s’agit surtout d’anticiper sur ce qui va suivre (rappelons que l’expérience chiapanèque dure depuis plus de vingt ans). Son but n’est pas le pouvoir étatique ; sa pratique est de résister à la puissance capitaliste qui tente d’imposer sa vision du monde et qui va provoquer la « tempête », une « catastrophe » ainsi que l’annonce par ailleurs Pablo Servigne dans Comment tout peut s’effondrer.
L’avidité capitaliste n’ayant pas de frein, l’État, son complice, a changé l’article 27 de la loi datant de la révolution mexicaine (1910-1920) qui permet maintenant de privatiser certains ejidos (terres collectives) ; des terrains jugés jusque-là sans valeur sont accaparés et leurs occupants chassés ailleurs, dépouillés brutalement pour l’aménagement de complexes touristiques. Il faut dire qu’on y a également découvert de l’uranium, de l’or, des bois précieux ; la nature se transforme en marchandise. Ces privatisations, plus ou moins forcées, ne sont autres que des moyens d’une « campagne de contre-insurrection et d’une guerre de basse intensité » ; la guerre de l’hydre capitaliste insatiable et universelle.
On trouve dans ce livre – toujours dans cette énonciation imagée, caractéristique de l’ex-Marcos – un chapitre intitulé « Une guerre mondiale » ; il y a là une recherche pour théoriser le propos :
« Ce que nous sommes en train de faire, c’est d’essayer de comprendre ce qu’il s’est passé, comment l’hydre est arrivée à être ce qu’elle est. » On y montre que le capitalisme dépend de la guerre, de la spoliation et de la conquête, qu’il s’alimente essentiellement de la guerre perpétuelle avec en arrière-plan l’industrie de l’armement et la grande finance.
Une phrase revient souvent dans les Pistes zapatistes : « Il faut nous organiser ! » « Organize ! » clamaient les IWW (les travailleurs industriels du monde) aux États-Unis. Et c’est ce que font les Chiapanèques, tant au niveau du travail collectif, de l’éducation, de la santé, de la justice, du commerce et de l’agro-écologie ; ils ont même mis en place des banques autonomes communautaires :
« C’est de la pratique que nous tirons le peu de théorie que nous partageons avec vous maintenant », déclare le sous-commandant Moisés.
Ceux qui disent qu’il n’y a que deux voies pour changer le système la lutte électorale ou la lutte armée manquent totalement de l’imagination créatrice que permettent la libre association et l’entraide.
Au Chiapas, de leur côté, dans le même temps qu’elles résistaient au néolibéralisme, les femmes – qui subissent la triple oppression d’être femmes, indigènes et pauvres – apprenaient, dans leurs propres organisations, à résister au patriarcat.

Quand bien même leurs voix restent plus faibles que celles de leurs compagnons machistes, de leur côté aussi les femmes se sont « organisées » quand, par leurs différents projets coopératifs, elles se sont détachées de la dépendance économique des hommes ; elles racontent leur lutte dans un langage plein de verdeur par la parole de Miriam, de Selena, de Lizbeth, de Lupita, de Dalia, de Rosalinda, mais aussi de Defensa Zapatiste, la petite fille…
Oui, bon, d’accord, mais toi, que fais-tu de ton côté ?
Oui : « ¿ Y tu qué ? »

Commission Sexta de l’EZLN, Pistes zapatistes.
La pensée critique face à l’hydre capitaliste,
Albache, Nada, Union syndicale Solidaires, 2018, 500 p.

Orsetta Bellani, Indios sans roi,
rencontres avec des hommes et des femmes du Chiapas,
Atelier de création libertaire, 2017, 152 p.

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