La désobéissance civile et les libertaires, 1932


Extrait de Plus loin,

mensuel libertaire ,
n° 89, septembre 1932.

La situation aux Indes

Depuis quelques mois, des amis hindous nous envoient un rapport hebdomadaire sur les événements de la Péninsule insurgée contre la Grande-Bretagne. Au début, chacun de ces rapports se composait de plus de trente pages en petit texte, actuellement quelques cas typiques sont seuls groupés en une dizaine de pages.
On se rappelle grosso modo ce qu’il s’est passé depuis un an. À Londres eut lieu la Conférence de la Table ronde, qui échoua. Une sorte de trêve avait été conclue entre Gandhi et le vice-roi des Indes pendant que siégerait la Conférence, mais dès que la nouvelle de l’échec parvint aux Indes, la trêve se trouva rompue ; des lois d’exception furent immédiatement promulguées pour une durée de six mois ; quand Gandhi débarqua à Bombay le 28 décembre, le pays était en pleine effervescence. Cinq ou six jours après son arrivée, le Mahatma fut arrêté, puis déporté (aux îles Andaman, sauf erreur).

La désobéissance civile se répandit à nouveau et avec un plus grand ensemble que précédemment, sur tout le territoire et dans toutes les classes (nulle mention de castes dans les récits des événements). La désobéissance est pratiquée aussi bien par les musulmans que par les hindous ; elle revêt plusieurs aspects : 1° la lutte contre les tissus étrangers (anglais seuls en jeu) par intimidation des marchands, c’est ce qu’on appelle le « picketing » ; 2° le non-paiement de l’impôt sur le sel, « no rent » ; 3° l’extraction illégale du sel ; 4° la tenue illégale de congrès régionaux cinquante ou cent individus pendant quelques minutes proclament les décisions préparées d’avance, la police arrive trop tard et coffre tout le monde  ; 5° le salut au drapeau national, à jour fixe, en dépit des précautions prises par les autorités.
Un intermède fut créé par les émeutes de Bombay, luttes entre musulmans et hindous (123 morts, un millier de blessés). On accuse le gouvernement d’avoir soudoyé des agents provocateurs ; en tout cas, l’émeute est arrivée juste à point ; les lois d’exception furent prorogées pour une nouvelle période de six mois.
Il est estimé que les condamnations dépassent cinquante mille depuis le début de 1932. Une vingtaine de fois au moins, la police fit feu, les tués seraient au nombre de 2 ou 300, les blessés cinq fois plus nombreux, les amendes ne peuvent être évaluées. Les rapports de nos amis insistent beaucoup sur les formes illégales de la répression, sur le passage à tabac (voir France, chambre des aveux spontanés, voir États-Unis, voir etc.), sur l’emploi des matraques de caoutchouc, sur les mauvais traitements dans les prisons, sur l’impunité dont bénéficient les policiers coupables, etc. Il arrive parfois que l’on rencontre un magistrat pointilleux qui n’admet pas les mensonges par trop évidents de l’accusation et ordonne de relâcher les prisonniers. Ceux-ci, du reste, ayant été acquittés légalement, sont condamnés deux jours plus tard, administrativement…
Les hindous qui se lancent dans la lutte contre la Grande-Bretagne sont dits « nationalistes », et, à ce terme, nous nous hérissons naturellement. À vrai dire, sans apporter aucun blâme dans notre constatation, il faut comprendre que toutes leurs forces d’initiative sont dirigées vers un seul but : l’expulsion de l’étranger, et que l’on voit d’autre part d’immenses domaines où sa collaboration serait bien utile. Il ne dépendrait que des hindous eux-mêmes que l’on tentât de relever moralement la femme, que l’on donnât l’instruction à tous, que l’on luttât sérieusement contre les pestilences, que l’on introduisît de meilleures méthodes de culture… Mais il n’en est pas ainsi et, contre la misère de trois cent millions d’hindous, on ne voit de remède que dans la lutte politique. Tant pis ! Mais c’est là la mystique du peuple lui-même.
Ces révoltés prétendent aussi ne vouloir agir que par des moyens pacifiques et, de fait, l’immense majorité d’entre eux répudie la violence. Néanmoins, de temps à autre, il se commet bien quelque attentat, dont les motifs ne sont pas toujours très clairs (assassinat d’un médecin, par exemple).
Pour comprendre l’état d’esprit des habitants de l’Inde, il est bon de se rappeler quelques traits de leur histoire. Fildermann nous disait l’autre jour que les Juifs avaient appris à lire deux mille ans avant nous, les Européens. Il est également vrai de dire que les hindous ont appris à lire mille ans avant les Juifs. Et les chants antiques, les poésies transmises par des centaines de générations ne sont qu’interminables récits de guerre. Les hindous ont été sanguinaires autant qu’aucun autre peuple. Des siècles durant, le sang coula à flot entre les Aryens descendant du nord-ouest et les Dravidiens établis antérieurement dans la Péninsule hindoue, comme il a coulé en Europe depuis avant Clovis jusqu’à nos jours.
Donc, la crise héroïque des hindous est antérieure de 3 000 ans à la nôtre. Bouddha est venu plus de huit cents ans avant la propagande chrétienne et a trouvé un terrain mieux préparé aux pratiques de la douceur. Et, en réalité, le nombre des adversaires en présence est tellement disproportionné mille contre un qu’il suffirait d’un refus de servir général pour amener le dominateur à composition. Mais il y a encore des hindous qui se laissent enrôler comme policiers et comme soldats.
D’autre part, la population des Indes ne forme pas un peuple. De l’Himalaya au cap Comorin, on dénombre autant de langues différentes que de l’Oural au détroit de Gibraltar, mais ces gens ne se disputent pas entre eux ; leur nationalisme s’étend à l’ensemble de leur domaine. Ce serait un nationalisme européen qui serait l’analogue du nationalisme hindou.
On voit donc que pour ces deux conceptions, le nationalisme étroit et l’ardeur guerrière, les hindous sont en avance sur nous, ce qui ne veut pas dire qu’ils parviendront avant nous à un état de compréhension générale des problèmes humains. Ils ont pris une autre route, mais les solutions partielles que nous apportons sont aussi nécessaires à l’ensemble que celles qu’ils possèdent déjà.

P. Reclus

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