À propos de l’expression « anarchisme sans dogmes »

Publié dans Réfractions, « Discrets, secrets, clandestins », n°41, automne 2018.

L’ouvrage de Tomás Ibáñez intitulé Nouveaux Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes [⸙⸙], publié en 2017, prend la suite, d’une certaine façon, de Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes [⸙] qui date, lui, de 2010.
(À l’évidence, nous ne pourrons qu’esquisser maladroitement, ici, le propos de ces presque 1 000 pages.)
Et il nous semble pour le moins curieux que Tomás Ibáñez veuille continuer à enfoncer le clou avec l’expression « anarchisme sans dogmes » qui fleure fort son pléonasme. Car l’anarchisme peut-il être, théoriquement et pratiquement, une démarche dogmatique ? Un anarchisme dogmatique serait une contradiction en soi, en quelque sorte un oxymore. Pourtant, ce point de vue doit présenter une certaine réalité puisque, déjà en 1977, un appel « À tous les anarchistes » avait été lancé, rédigé par Francesc Boldù qui fut membre du même syndicat que Tomás Ibáñez ; l’appel « se voulait plate-forme de regroupement des anarchistes non dogmatiques ».

La démarche de Tomás Ibáñez ne serait donc pas si curieuse que ça. De notre côté, reconnaissons avoir fréquenté et continuons à connaître des anarchistes enfermés dans une doxa plus ou moins rigide, dans des certitudes à toute épreuve et fermés à toute innovation.
Cette manière d’être plutôt doctrinaire peut expliquer, entre autres, l’attitude de circonspection que montrent « des personnes intelligentes et dotées de sens éthique » qui rechignent à rallier l’anarchisme, pourtant la « plus haute expression de l’ordre » ; plus, même, ces personnes s’en détournent avec une certaine répugnance. C’est pourquoi le propos général de Tomás Ibáñez mérite la plus grande attention quand bien même notre approbation serait critique.
Par ailleurs, il nous met en garde et estime « invraisemblable qu’une explosion révolutionnaire suscite l’adhésion et la participation d’une partie suffisante de la population pour ne pas finir par restaurer des pratiques coercitives qui minent les objectifs libertaires… » [⸙⸙, 131].
Certes, nous dit l’auteur en toute franchise, il y a, dans sa démarche, de la provocation, « une certaine volonté d’agiter, avec plus ou moins d’adresse, les eaux de l’anarchisme pour qu’elles ne s’assoupissent pas dans un sommeil complaisant et ne cessent jamais d’être turbulentes » [⸙⸙, 10] ; provocation qui rappelle un plaisant slogan de Mai 68 : « Déboutonnez votre cerveau aussi souvent que votre braguette ! »
« Briser l’image qui vous retient prisonnier », dit un autre plus délicatement.
Or ce que revendique notre auteur, c’est, tout simplement, un anarchisme « qui soit critique envers lui-même », aspiration rien moins que raisonnable. Qui donc pourra désavouer telle attitude ? Pas nous.
Avec raison, dans son premier livre [⸙, 266], Tomás Ibáñez écrivait que « les intuitions fondamentales de l’anarchisme sont enracinées dans un fond solide et dense d’expériences séculaires et de savoirs plus ou moins souterrains, qui constituent le legs d’une infinité de luttes contre la domination et l’exploitation ».
Ajoutant, plus tard, que, « dans la mesure où il se trouve immergé dans le flux du temps historique, l’anarchisme incorpore forcément certains des nouveaux éléments qui s’y produisent constamment et il s’en trouve par conséquent modifié… » [⸙⸙, 15].
Et tirant de là des arguments pour un « néo-anarchisme ».
Mais pourquoi faudrait-il que chaque nouveauté nécessite de requalifier l’anarchisme à l’infini ? Ainsi parlera-t-on également de « post-anarchisme ».
La seule raison que nous pourrions avancer, c’est que l’adjonction d’un préfixe ou d’un suffixe précise une démarche particulière : anarcho-individualiste, anarcho-communiste, anarcho-syndicaliste, etc. L’appellation d’anarchiste sans étiquette était également bienvenue pour son esprit d’ouverture.
Ce qui pourrait être nouveau dans la démarche de Tomás Ibáñez, c’est l’approfondissement, l’enrichissement de la pensée quand il va chercher des outils à l’extérieur, chez Foucault essentiellement, voulant identifier par là de l’anarchisme où on ne l’attend pas et, dans le même mouvement, il va distinguer un autre anarchisme, extra-muros, qui serait actuellement en forte expansion ; un anarchisme qui se cantonnait jusqu’à il y a peu de temps à quelques artistes ou chanteurs et à de rares intellectuels.
Lors d’une interview (À contretemps, n° 11, 2011), Freddy Gomez citait un texte de jeunesse de Tomás Ibáñez (« Pourquoi j’ai choisi l’anarchie ? ») qui annonçait « ce qui sera, plus tard, [sa] conception d’un anarchisme résolument ouvert [c’est nous qui soulignons] et perçu davantage comme un espace d’expérimentation existentielle que comme une théorie de la révolution ».
Il dira par la suite [⸙⸙, 355] sa préoccupation de « briser l’étanchéité des frontières organisationnelles », « de désenclaver l’anarchisme de son passé – ce qui, en aucun cas, ne veut dire le renier ou l’oublier » [⸙⸙, 390].

Le pouvoir
« Dynamiter des mirages pour attiser des insoumissions », cette formule lapidaire, reprise de la pensée de Michel Foucault, pourrait bien qualifier, encore d’une autre façon, cette démarche irrévérencieuse et provocatrice. De cet auteur, il dit encore : « C’est, en effet, à penser le pouvoir, à le penser sous ses multiples modalités, à débusquer ses effets – même les plus imperceptibles – et à mettre à nu ses diverses manières de procéder, que Foucault a œuvré pendant une bonne partie de sa vie. »
Effectivement, dans le premier ouvrage [⸙], c’était déjà l’un des objectifs de Tomás Ibáñez de « désacraliser » le concept de pouvoir et plus particulièrement le pouvoir politique. En 1983, il se déclarait néanmoins « Pour un pouvoir politique libertaire », car « parler d’une société sans pouvoir constitue une aberration ».
S’inspirant toujours de Foucault, il avait, de fait, critiqué la notion par trop simple de « pouvoir » adopté par nombre d’anarchistes à l’exemple de Louise Michel et de son affirmation péremptoire : « Le pouvoir est maudit ! »
Et, même si l’énonciation est magnifique, on ne pense pas sérieusement avec des slogans ; il y a là une expression trop absolue pour décrire rigoureusement un pouvoir politique et ses processus et mécanismes de décision, ses « mécanismes de domination ».
Il s’agit donc de décrire un certain type de relations de pouvoir où sont enchâssées les structures de cette domination ; domination qu’il ne faut pas confondre avec la « contrainte naturelle » qu’impose la vie en société ; condition également de la liberté de chacun : contrainte et liberté étant inextricablement liées.
« À bas le pouvoir ! » devrait donc être remplacé par « À bas les relations de domination ! », par « À bas le pouvoir sur ! », « pouvoir sur » à ne pas confondre avec le « pouvoir de », la « capacité de ».

Révolution et violence
Entre autres idées qui fourmillent dans les textes de Tomás Ibáñez, il y a la conviction que la société a changé ; en 1964, The Times They Are a-Changin chantait Bob Dylan ; « les temps ont changé », diagnostiquait tel autre peu avant 1968. À l’écoute du monde qui bouge et devant le mur de la domination, en effet, il nous faut tendre l’oreille et ouvrir l’œil…
Que l’anarchisme change au cours du temps constitue une évidence à ajouter à une autre évidence, c’est que l’anarchisme est pluriel, et cela depuis toujours.
Dans sa vingtième année, Tomás Ibáñez avait lancé la formule : « La révolution de papa est morte ! » (Bulletin des jeunes libertaires, n° 48, de 1964 [repris dans ⸙, 17]).
« … Je conçois mal qu’on puisse songer à faire une révolution sociale violente ayant pour but d’apporter un remède anarchiste aux maux dont souffrent les hommes. La seule voie qui me paraisse pleine de promesses et de fruits est de lutter partout, toujours, contre l’autorité et, si l’état de nos forces nous le permet, d’accomplir une révolution, violente ou non, ayant pour but, non pas de propager un communisme libertaire, mais de faire voler en éclats la réalité tangible de l’autorité… »
D’une façon générale, dit-il encore, « le mieux que nous pouvons faire, c’est de dire NON ».
Cependant, attentif aux événements de subversion qui se déroulent sous nos yeux, il écrit que « la valeur stimulante et incitatrice que revêt l’insurrection généralisée dans l’imaginaire révolutionnaire classique est remplacée dans l’imaginaire révolutionnaire actuel par l’attrait pour ce que l’on pourrait appeler la révolution rampante et immédiate… » [⸙⸙, 30]. On peut y voir une allusion à l’escargot des zapatistes : « Lento, pero avanzo. »
Il s’agit, présentement, « de créer des espaces de vie, et des manières d’être qui se situent en rupture radicale avec les normes du système et qui fassent surgir de nouvelles subjectivités radicalement insoumises » [⸙⸙, 31]. Oui, c’est ce qui se développe en de nombreux endroits, mais il n’y a rien de nouveau sous le soleil libertaire qui nous a habitués à des expériences de collectifs, de « colonies communistes », comme la Cecilia et quelques autres aventures communautaires.
« Révolution, violente ou non », dit-il. Que serait donc, pour lui, une révolution « sans violence » ou « non-violente » ? Mais ce dernier terme n’entre ni dans son vocabulaire ni dans son imaginaire ; sur cette question, il semble qu’il n’ait pas encore réussi à briser l’image conventionnelle d’une non-violence passive qui le maintient prisonnier (et il n’est pas seul à s’en tenir là). Oui, où se situe cette recherche de cohérence tant prônée entre la fin et les moyens qu’il défend par ailleurs puisqu’il ne propose pas d’alternative à la violence ?
Il y aura des « heurts », écrit-il, mais qui ne pourront créer une situation de crise généralisée : « Le potentiel révolutionnaire insurrectionnel ne sera [pas] suffisamment fort pour mettre en danger les structures capitalistes… »
Et, sans jamais avancer les termes de « désobéissance civile », sans citer Henry David Thoreau, Foucault est mis pour autant à contribution :
« Le mouvement par lequel un homme seul, un groupe, une minorité ou un peuple tout entier dit “je n’obéis plus” et jette à la face d’un pouvoir qu’il estime injuste le risque de sa vie – ce mouvement me paraît irréductible. » [⸙⸙, 70-71]
De même, Étienne de La Boétie est parfaitement ignoré, comme il le reste encore pour l’ensemble du mouvement anarchiste si l’on excepte l’édition du Discours de la servitude volontaire que publia Hem Day en 1954 et la traduction en allemand faite par Gustav Landauer un peu après 1909.
Si « la révolution de papa est morte », pour autant, Tomás Ibáñez réfléchit à un processus révolutionnaire qui tiendrait compte, écrit-il, des avancées de la société du moment ; donc plus du tout en référence au passé. Mais, sur ce point, ce qu’il avance n’est pas convaincant, car il en reste, globalement, sur un plan théorique essentiellement puisé dans la pensée de Foucault, et ce plus qu’à un dénombrement des pratiques actuelles ; pratiques caractérisées par le fait que la révolution à venir ne mettrait plus en avant un sujet principal de la marche de l’histoire comme a pu l’être le prolétariat.
Il semble alors que « la révolution n’est plus du tout un but à atteindre qui ouvrirait sur des lendemains radieux. Ce n’est pas dans un hypothétique avenir qu’elle se situe, mais entièrement dans le présent, et c’est dans chaque espace et dans chaque instant que les luttes parviennent à soustraire au système que celle-ci se produit » [⸙⸙, 393].
Nous sommes là en présence d’une sorte de réformisme révolutionnaire plutôt classique…
En 2001, Tomás Ibáñez écrivait [⸙, 241] : « … Nous nous devons d’avoir l’ouverture la plus complète face aux nouvelles expériences de luttes, en acceptant de substituer à nos schémas les plus enracinés ceux qui surgissent… »
Là encore, ses écrits ne sont pas convaincants, car, toujours avec obstination, il semble méconnaître les expériences de « désobéissance civile » – ne parlons pas des actions directes non-violentes – qui se sont généralisées de multiples façons par l’utilisation des réseaux sociaux ; cela, tout en affirmant : « Il me semble, en effet, que la déconnexion de l’anarchisme d’un projet révolutionnaire pensé à l’ancienne est indispensable. »
Pourtant, les motivations des révolutionnaires, dit notre auteur, sont « toujours présentes en nous, même si nous ne sommes plus d’accord avec leurs méthodes… », mais « nous sommes toujours révolutionnaires » [, 28 ].
Tomás Ibáñez, donc, ne met pas en cause la violence insurrectionnelle : la violence, pour lui, peut être la seule réponse possible. Il ne va pas jusqu’à citer le slogan maoïste : « Le pouvoir est au bout du fusil » ; à quoi répondait un autre slogan : « Est-ce que le fusil est au bout du pouvoir ? » Cependant, même si la situation n’est pas identique, et tout en citant Agustín García Calvo : « L’ennemi est inscrit dans la forme même de ses armes », il aurait pu mentionner les guérillas qui ont mis fin, à quelques exception près, à l’insurrection armée (ETA basque, FARC colombien, IRA irlandaise, etc.). Pourquoi ces démarches ne donnent-elles pas plus matière à réflexion ?
Et Tomás Ibáñez continue : « Quand nous recourons à ses armes, l’ennemi a déjà gagné la partie parce qu’il nous a transformés en ce qu’il est lui-même. Son existence s’incorpore en nous-mêmes et sa survie se trouve ainsi garantie même si nous pensons l’avoir vaincu. » [⸙, 198]. Mais il n’applique pas cette formule à l’exercice de la violence !
Et, tout en nuançant et en approfondissant, il avançait cependant dans le premier livre [⸙, 284] : « Il ne va pas de soi que les formes soient plus indépendantes des contenus que les moyens ne le sont de la fin. »
S’il est nécessaire, comme le dit Tomás Ibáñez, de repenser l’anarchisme en faisant référence à son histoire, pour autant, comme Freddy Gomez le résume lors de l’interview : « Pour ne pas mourir sous le poids de l’histoire, l’anarchisme ne doit cesser de se réinventer. »
Mais notre auteur, en dépit de ses provocations, ne serait-il pas lui-même un peu encombré par le passé, par son passé ? Ne serait-il pas lui aussi frappé par un certain immobilisme de la pensée ? Son regard, fruit de son vécu, n’est-il pas braqué essentiellement sur les organisations CNT et CGT espagnoles, Fédération anarchiste française – qu’il a fréquentées ? Notre propos manque de nuances, sans doute.
Tout en reconnaissant que les organisations sont des outils sûrement nécessaires, il faudra bien reconnaître que l’anarchisme qu’il défend ne peut être contenu entièrement dans aucune organisation ; que l’anarchisme s’enracine presque n’importe où, ainsi peut-il éclore en des endroits inaccoutumés et s’y développer avec plus ou moins de bonheur ; de plus, l’anarchisme surgit à des moments inattendus, comme Tomás Ibáñez l’explique si bien en rappelant Mai 68 ; oui, la mauvaise herbe libertaire tient du chiendent…
Écouter le monde qui bouge mais aussi se replonger dans notre histoire libertaire pour réinventer l’anarchisme, c’est une contribution des éditions de l’Éclat et d’À contretemps avec Gustav Landauer, un anarchiste de l’envers.
Dans ce livre, nous avons cru reconnaître des correspondances avec les deux précédents quand il s’agit de penser la révolution, l’action dans le présent, la construction de collectifs de vie, etc ; cela, et bien que Landauer ne soit cité qu’une seule fois. Sans plus…

Sortir du capitalisme, de l’État, agir au présent
L’accent mis sur le présent pouvait déjà, en effet, se lire dans « Pensées anarchistes sur l’anarchisme » (Die Zukunft, 1901) :

« L’anarchie n’appartient pas à l’avenir, mais au présent ; elle n’est pas affaire de revendications, mais affaire de vie. »
Si bien que Tomás Ibáñez aurait pu, comme il le fit avec Foucault, visiter l’antidogmatique Gustav Landauer (1870-1919) qui, déjà à l’intérieur du mouvement libertaire allemand, remettait en question des pensées et des usages bien établis.
Il s’agissait de mettre en œuvre, « présentement, des espaces de vie », des « espaces soustraits au pouvoir et dans lesquels il soit possible de créer une réalité tendant vers l’anarchie, et de vivre le présent au plus près des valeurs anarchistes » [⸙⸙, 109].
Landauer, lui, écrivait : « Seul le présent est réel, et ce que les hommes ne font pas maintenant, ne commencent pas à faire dans l’instant, ils ne le font jamais, de toute éternité. » (« La colonie », Der Sozialist, 1910.)
Mais, tout simplement, au niveau du quotidien, Landauer souhaitait « ardemment que l’on se rassemble, que l’on œuvre en faveur du socialisme municipal, en faveur de colonies coopératives, de coopératives de consommation ou d’habitation ; que l’on crée des jardins et des bibliothèques publics, que l’on quitte les villes, que l’on travaille avec des bêches et des pelles, que l’on réduise sa vie matérielle à l’essentiel afin de gagner de l’espace pour le luxe de l’esprit » ; à l’exemple de l’expérience de Monte Verità dans le Tessin, en Suisse.
Tomás Ibáñez écrit que c’est vers la fin des années 1960 que se manifesta le début d’une expansion hors les murs ; c’est partiellement vrai, mais c’est occulter qu’il y ait toujours de l’anarchisme en dehors de l’anarchisme officiel, plus loin que dans le milieu artistique ou chez certains intellectuels ; plus, même, il y a toujours eu un anarchisme avant l’anarchisme : à quand un ouvrage sur l’« anté-anarchisme » ?
Rudolf Rocker écrivait : « Landauer chercha à forger de nouveaux concepts en s’écartant si nécessaire des anciens sillons tracés. »
Gaël Cheptou, qui présente la vie et l’œuvre de Landauer, écrit que c’est au début de l’année 1895 que ce dernier participa à la création de la coopérative de consommation Émancipation et qu’il publia une brochure intitulée : Un chemin vers l’émancipation de la classe ouvrière où était affirmé « que ni l’action politique ni la violence révolutionnaire ne conduiront les travailleurs à leur émancipation » ; ce chemin, pour Landauer, n’a rien à voir avec un quelconque réformisme ; il s’agit de réaliser immédiatement, en dehors de l’État, « une forme embryonnaire du socialisme ».
Toujours dans cet article de Die Zukunft, tout en condamnant expressément la propagande par le fait (violente), Landauer débouchait sur le concept de non-violence (il existe deux termes en allemand pour nommer cette dernière, l’un serait plutôt une pratique « sans violence » (Gewaltlosigkeit) ; l’autre (Gewaltfreiheit), récent, plus proche de la non-violence que l’on connaît aujourd’hui :
« Les anarchistes devraient comprendre qu’un but ne peut être atteint que si le moyen est déjà complètement pénétré par ce but. On ne parviendra jamais à la non-violence par la violence », écrit Landauer.
Cependant, en 1919, alors qu’il est membre du conseil ouvrier de Bavière, « bien qu’attaché à son idéal de non-violence », nous dit Gaël Cheptou, il propose de « prendre des otages pour se protéger et à procéder à des arrestations… ».
C’est également à propos de la pratique de la lutte des classes que Landauer sort des sentiers battus, à tel point qu’il se coupera du monde ouvrier. En 1910, nous dit encore Gaël Cheptou, « la rupture est consommée avec les ouvriers anarchistes qui refusent de le suivre dans son projet d’implantation communautaire au motif que l’émancipation du prolétariat passerait nécessairement par la lutte de classe révolutionnaire et la destruction de l’État, alors que la fondation de communautés ne ferait que renforcer le système économique en place ».
Dans l’Appel au socialisme, il est précisé toujours par Gaël Cheptou que « la lutte de classes reste évidemment une nécessité vitale pour les prolétaires, tant qu’ils ne sont pas “sortis du capitalisme”, mais au prix d’un enfermement toujours plus étroit, plus mortel, dans le cercle infernal du capitalisme… »

Landauer, qui avait traduit La Boétie, retient « que la servitude dans laquelle se trouvent les masses est une servitude volontaire qu’elles pourraient secouer si seulement elles avaient l’esprit clair et une volonté ferme ».
C’est en 1899, alors qu’il est en prison, que Landauer traduit du moyen-haut-allemand un choix de texte de Maître Eckhart (1260-1328), un mystique chrétien, qui considère que tout individu porte en lui une petite étincelle divine (par ailleurs, on note une référence au « Connais-toi toi même » de Socrate). Comment ne pas voir une correspondance, sinon une filiation, avec la phrase de Piotr Archinov ? Phrase que l’on peut lire à la fin du Mouvement makhnoviste : « Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez-la : vous ne la trouverez nulle autre part. »
Landauer écrit par ailleurs (Der Sozialist, 1911) : « Nous avons tous sans exception la liberté en nous et nous devons seulement la faire passer dans la réalité extérieure. »
Ce qui est certain, c’est que Tomás Ibáñez ne revendiquera pas cette influence-là.

Anarchisme et religion
Les animateurs de l’Atelier de création libertaire finiront par avoir mauvaise réputation auprès des tenants du très catégorique « Ni Dieu ni maître » (titre d’un journal d’Auguste Blanqui qui n’était pour le moins pas anarchiste), car, après avoir en 1988 édité Anarchie et Christianisme de Jacques Ellul, ils publient maintenant Anarchisme et religion de Lara Apps et Alexandre Christoyannopoulos.
Ce petit livre témoigne de l’ouverture d’esprit et de l’antidogmatisme, de fait, des auteurs et des compagnons éditeurs.
Si la rencontre religion-anarchisme « suscite des tensions et qu’elle soit révélatrice d’inconciliables différences, ces explorations se sont le plus souvent révélées fructueuses, en inaugurant et en examinant de nouvelles directions pour la pensée et la pratique », nous dit-on. Notons que le propos est avant tout universitaire avec des références bibliographiques principalement anglo-saxonnes qui occupent une quinzaine de pages. Cependant sont mentionnés les textes de Michael Löwy (Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale) et de Jacques Ellul (Anarchie et christianisme).
The Book of Ammon, autobiography of a Catholic Anarchist, d’Ammon Hennacy, mériterait sans doute une traduction.
Thom Holterman, dans son Anarchisme au pays des provos, citait le cas de pasteurs devenus anarchistes ou d’anarchistes chrétiens comme Felix Ortt.
Hostilité et suspicion caractérisent la critique traditionnelle anarchiste face à la religion, critique ayant le matérialisme pour base. Sont cités, notamment, le curé athée Jean Meslier (1664-1729), Proudhon et Bakounine ; Kropotkine qui « avança que la moralité ne dépend pas de la religion » ; mais aussi Sébastien Faure et ses Douze preuves de l’inexistence de Dieu (1908) ; Emma Goldman et quelques autres… Les critiques visent tant le caractère « institutionnel » oppressif et dominateur de la religion que le simple fait de « croire ».
Cela dit, au cours de luttes communes contre différentes formes d’oppression, des anarchistes laissent de côté leurs différends et font preuve envers leurs camarades croyants d’ouverture d’esprit et de grande tolérance, ce afin de ne pas se priver d’alliés potentiels.
Oui, et c’est un paradoxe pour nous, il existe un anarchisme « qui découle de l’autorité des textes religieux », un anarchisme critique de l’État, du capitalisme et de la domination. Pour les chrétiens, les auteurs donnent l’exemple de Tolstoï et d’Ellul, mais aussi de toute une pléiade d’auteurs anglo-américains. Et il ne faudrait pas oublier les quakers.
L’islam s’illustre avec l’Anarca-Islam de Mohamed Jean Veneuse et El Islam como Anarquismo Místico d’Abdenmur Prado.
Max Cafard (John Clark) soutient, de son côté, que le zen ne peut être interprété que dans un sens anarchisant.
On nous dit que, « dans les projets de recherche actuels, les forums de discussion en ligne, les publications récentes ou les conférences, il y a un enthousiasme perceptible pour une théologie plus explicitement orientée vers l’anarchisme ».
Toutefois, la critique « des affirmations dogmatiques et des institutions oppressives se poursuit, y compris chez les anarchistes religieux », quand bien même ce phénomène se développerait tout particulièrement en Amérique du Nord.
De la sorte, on constatera que l’anarchisme sans dogmes (ou à dogmes multiples) s’illustre à travers le temps et l’espace dans sa plus grande pluralité et que ses multiples tendances communiquent avec plus ou moins de bonheur.

Ajoutons pour finir que, encore enfant, l’auteur de ces lignes a cessé de croire et que, depuis, il se déclare athée ; et cela en toute sérénité.

♦ ♦ ♦ ♦ ♦

Tomás Ibáñez, Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes,
Rue des Cascades éd., 2010, 384 p.

Tomás Ibáñez, Nouveaux Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes
Rue des Cascades éd., 2017, 480 p.

Collectif, Gustav Landauer, un anarchiste de l’envers,
éditions de l’Éclat et À contretemps, 2018, 214 p.

Lara Apps et Alexandre Christoyannopoulos, Anarchisme et religion,
Atelier de création libertaire, 2018, 72 p.

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