Un anarchiste non-violent en 1892

Sources : Le Père peinard du 7 février 1892 //
Archives de la préfecture de police à la cote BA 1506
(sur les activités des anarchistes en 1892)
Sur la Toile, Dictionnaire des militants anarchistes animé par Rolf Dupuy.

Texte de Thomas Hastié 1

Le compagnon anglais Thomas Hastié résidait en 1891, à Levallois Perret, 12 rue de Villiers, défendait un anarchisme pacifiste et non violent et était en contact avec La Révolte. S’étonnant qu’en France, le droit de réunion en salle soit soumis à une autorisation de police, il appelait à faire comme en Angleterre, des meetings de plein air.
C’est ainsi qu’il convoqua un meeting place de la République pour le dimanche 17 janvier 1892 .
Il y fut arrêté alors que, du haut d’un bec de gaz auquel il s’était cadenassé avec une chaîne, il haranguait la foule et distribuait de la propagande.
Les policiers avaient dû limer pendant un long moment la chaîne, temps pendant lequel il avait continué de haranguer la foule.

Texte de Thomas Hastié 2

Un groupe de compagnons réunis ce même jour au Cercle anarchiste international de la salle Horel, avaient, à la demande de Lucas, rejoint la Place où, notamment Viard, distribua une manifeste. Puis après l’arrestation de Hastié, les compagnons avaient regagné la salle Horel.

R. D.

♣  Lire le texte en clair en suivant 

Camarades,
Êtes-vous un homme qui pense ? Je veux dire un de ces hommes très rares qui pensent par eux-mêmes et non pas de ceux qui trouvent leurs opinions toutes faites dans leur journal. Si vous êtes des derniers, ne lisez pas ceci, c’est pour allumer votre pipe.
Vous lisez encore ? Tant mieux, j’ai pensé un petit peu moi-même dernièrement, et ayant abandonné quelques idées que je possédais autrefois, je voudrais trouver maintenant quelques hommes qui partagent avec moi les idées que j’ai récemment acceptées.
Votre prétention d’être un homme qui pense et du fait que vous êtes habitant de Paris implique, n’est-ce pas, que vous êtes déjà socialiste. Vous avez observé la misère dans laquelle se trouvent ceux qui travaillent et le luxe de ceux qui ne travaillent pas et, en raisonnant de cela, vous êtes arrivé à la conclusion que les travailleurs sont pauvres parce qu’ils sont volés par les fainéants. Vous avez remarqué aussi que le vol s’est fait par le monopole du propriétaire et du capitaliste sur la terre et les moyens de production, que ces exploiteurs ne veulent pas utiliser eux-mêmes, mais qu’ils ne permettent à personne d’utiliser avant de leur payer tribut.
Parfaitement, nous sommes d’accord jusqu’ici, mais comment entendez-vous détruire ce monopole ? En envoyant au Parlement des représentants chargés de le faire et de sauvegarder vos intérêts ? Par le moyen du vote ?
Mais, mon ami, les intérêts d’un homme comme vous, travailleur, gagnant cinq francs par jour, ne seront jamais les mêmes que ceux d’un homme qui ne travaille pas et qui gagne néanmoins cinq fois autant. L’histoire parlementaire du mouvement socialiste a été la même dans tous les pays où il y en a eu. Au commencement, conduit par des hommes plus ou moins dévoués, énergiques et unis, il y eut un progrès qui sembla promettre quelque chose. Mais aussitôt ce progrès fait, la démoralisation commença pour le mouvement et pour ses chefs. Le mouvement devint de plus en plus opportuniste et perdit rapidement son caractère révolutionnaire distinctif pour devenir une simple affaire politique. Les chefs poussés par leurs ambitions luttent entre eux ; ceux qui sont les moins scrupuleux et les plus avides d’élévation personnelle ont naturellement les plus grandes chances de succès et ils finissent par la division du parti en plusieurs sectes, toutes avec presque les mêmes principes, mais chacune haïssant les autres autant qu’elles haïssent l’ennemi commun.
Êtes-vous guesdiste, broussiste, allemaniste, socialiste-révisionniste, socialiste-révolutionnaire ou peut-être socialiste-patriote ? N’apercevez-vous pas la tâche gigantesque que vous avez devant vous ? Vous avez à obtenir d’abord une majorité de représentants socialistes. Comme il faut, unis sous la dictature de quelque Moïse moderne. Cette majorité, après avoir renversé le système actuel, aura à organiser l’industrie, c’est-à-dire la vie même de la nation, tout en se gardant contre la réaction et sans porter atteinte à la liberté individuelle, qui est la seule garantie du progrès et de la santé sociale.
Vous êtes trop utopiste pour moi. Non, non, vous devez garder et défendre vos intérêts vous-même, et si vous n’avez pas le courage de réclamer et de lutter pour vos droits directement, vous ne les obtiendrez jamais. Celui qui veut être libre doit lui-même briser sa chaîne.
Les anarchistes ont clairement raison en cette matière ; il ne faut point de gouvernement socialiste cherchant à organiser les travailleurs affranchis mais une société de travailleurs libres se groupant comme il le trouve bon. Des hommes gouvernés ne sont pas des hommes libres. Plus de gouvernements, socialistes ou autres.
« Oui, oui, vous dites la théorie des anarchistes est très belle, sans doute, mais dans la pratique, c’est impossible. Ils disent, ceux que j’ai entendu, que le peuple doit descendre dans les rues les armes à la main. Mais les armes dont il s’agit ne seraient que des revolvers de pacotille ou des vieux fusils de chasse avec lesquels une foule sans cohésion, déchirée par les dissensions de toutes sortes, aura à lutter contre une armée agissant avec des fusils à répétition et l’artillerie !
« On parle de la Révolution après quelque grande guerre ou quelque grand cataclysme social, mais la liberté à laquelle nous aspirons, doit-elle dépendre d’un hasard comme cela ? Non, les jours des barricades sont passés et ce n’est pas en faisant de belles péroraisons ni en théorisant sur le vol que les anarchistes feront grand-chose pour la Révolution. » – Oui, je suis d’accord avec vous. En considérant la question récemment, je suis arrivé à la conclusion que les anarchistes – les anarchistes français surtout – ont eu tort dans les moyens qu’ils ont proposé d’employer.
Notre but, en le mettant sans phrases, est l’établissement d’une société libre d’amis. Dans ce qui regarde la liberté, il me semble que les anarchistes agissent logiquement, mais non pas en ce qui concerne l’amitié. Quelle façon étrange de prouver votre amitié, vos sentiments de fraternité envers un homme en l’égorgeant ou en le faisant sauter. Il est vrai qu’il est dit que l’on veut faire sauter « seulement le bourgeois et l’exploiteur, celui qui empêche le progrès de la société ». Mais où pourrait-on tracer la limite ? Est-ce qu’on a le droit, par exemple, de tuer un autre prêchant une doctrine que l’on croit nuisible ? Alors, les bourgeois agissent bien quand ils font guillotiner ou pendre les anarchistes qui ont prêché le renversement de la société bourgeoise !
Et quand on pense – quelle idée absurde ! – qu’on pourrait établir une société fraternelle sur une fondation de haine et de meurtre ! Dans cette société que nous espérons établir, on regardera l’action de tuer un homme exactement comme nous regardons maintenant l’action d’en manger, c’est-à-dire comme une chose pardonnable, peut-être dans quelques circonstances extraordinaires entre hommes entièrement isolés, mais un chose absolument inexcusable en société.
« Fais comme tu veux qu’on te fasse », est-ce bon cela ? Alors, comme nous ne voulons jamais que personne nous fasse du mal, ne faisons jamais du mal à personne, même avec de « bonnes intentions ».
« Mais vous n’êtes pas du tout révolutionnaire en traitant tout le monde en amis ! C’est prêcher la soumission. » Mais non, jamais. Il faut toujours résister à l’oppression sous n’importe quelle forme elle se présente ; mais « résister » et « faire du mal », cela fait deux. Si, par exemple, un homme vous frappe, quel est le parti le plus courageux, le plus humain et le plus raisonnable ? Le frapper en retour ? Mais ce n’est pas courageux cela – un de vos motifs, c’est la crainte qu’on vous croie lâche. Ce n’est pas humain, étant poussé par la vile passion de la revanche. Ce n’est même pas raisonnable parce qu’il ne vous servira point et causera des coups nouveaux. Non, si vous êtes le plus fort, votre meilleur parti, c’est de saisir les bras de votre adversaire s’il veut vous frapper encore, en lui faisant voir, en ami, combien son action était stupide et brutale. Si vous êtes le plus faible, montrez votre courage en stigmatisant ainsi son action, et s’il vous frappe encore, faites-lui voir combien sa manière de faire est lâche.
Pratiquons le principe dans notre vie quotidienne et appliquons-le dans notre lutte contre les exploiteurs et tyrans. Ils nous volent et ils nous oppriment. Quand ils en sont conscients, ils ne reconnaissent pas que c’est mal, même pour eux. Il faut leur résister, mais en amis, et quand nous les aurons forcés devenir des gens honnêtes, travaillant avec nous, ils reconnaîtront que nous avons bien fait.
Résistons de la façon la plus directe et la plus franche. Quand le gouvernement demande que nous passions trois ans en esclavage pour apprendre l’assassinat, refusons, en les invitant d’aller à la guerre eux-mêmes, s’ils en veulent.
Quand le propriétaire demande que nous lui payions le loyer pour l’espace que nous occupons, refusons, en le poussant dehors et en barricadant la porte.
Quand le capitaliste demande que nous lui laissions la plupart de ce que nous avons produit en échange de sa permission d’utiliser ses machines, refusons, en les utilisant sans sa permission, mais en l’invitant à venir travailler à nos côtés.
La grève ! La grève des conscrits, la grève des locataires et la grande grève générale des prolétaires – cette dernière doit signifier la prise de possession par les travailleurs de tout ce qu’il faut au travail.
« Ah ! c’est très beau cela, dites-vous, comme idée généreuse, mais pour y arriver il faut encore longtemps et beaucoup de propagande. En attendant, nous ne pourrons avoir que des grèves ordinaires et partielles dans lesquelles on nous réduit au moyen des lâches qui nous trahiront en prenant nos places. Et si nous devons traiter tout le monde en amis, comment faire avec ces mercenaires ? Il y en aura, pour sûr. » Oui, poussés par la faim, souvent, il y en aura. Que faire ? Les maltraiter ? – c’est donner au gouvernement une justification. Entrons dans la fabrique en repoussant ceux qui voudraient nous en empêcher et cherchons ces mercenaires pour les entraîner au-dehors leur montrer qu’ils nuisent à eux-mêmes et s’ils sont vraiment nécessiteux, partageons avec eux ce que nous avons nous-mêmes. Nous voulons une société libres d’amis. Agissons donc toujours en hommes libres et en amis envers tout le monde ici et maintenant – il ne faut pas attendre la société future.

*

Si, après réflexion, ces idées vous plaisent, je vous invite à communiquer avec Thomas Hastié à l’administration de La Révolte, 140, rue Mouffetard.
Sans doute, une bonne propagande est la chose la plus importante à présent. J’ai été très étonné de trouver ici, en France, la « Terre Sainte » du révolutionnaire, si peu de liberté dans cette matière de propagande. Vous avez le « droit » de vous réunir dans une salle, mais avec l’autorisation de la police, et vous n’avez pas la liberté de vous réunir en plein air. Les hommes de 89-93, de 1830, de 1848, de 1871, n’ont-ils pas de descendants ?
Dans la Grande-Bretagne où je suis né, pays monarchique, le peuple, sans avoir fait de révolution, a conquis le droit de réunion en plein air, sans autorisation, et en dépit des attaques policières continuelles et, malgré quelques défaites, il le garde encore dans la pratique. Et vous, pourquoi ne pas aller au coin de la rue, où vous ne gênez personne, tenir vos meetings et vous moquer de la police ? Est-ce que vous avez peur de la guillotine pour cela ?
Pour ma part, en simple reconnaissance pour les vieux Français qui ont tant fait pour la liberté il y a cent ans, je vais tenir un meeting de protestation par moi-même si personne ne veut m’aider.

UN MEETING EN PLEIN AIR
Place de la République
Dimanche 17 janvier à 3 heures

Vous y êtes invités
Thomas Hastié, 12, rue de Villiers, Levallois-Perret.

*

Imprimerie Hastié, 12, rue de Villiers, Levallois-Perret.

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