L’être humain : un animal d’exception

Le 27 décembre 1831, un étudiant en théologie du nom de Charles Darwin né en 1809 embarque sur le Beagle. Il n’a été invité à prendre part au voyage, dit-on, que pour tenir compagnie au capitaine ; cependant, lors du périple, ce passager qui, au départ, ne devait être qu’un « collecteur de curiosités naturalistes » révélera ses talents de chercheur scientifique. Sur l’ensemble du voyage, qui durera presque cinq années, Darwin ne passera que dix-huit mois sur l’eau, consacrant essentiellement son temps à explorer les terres et, en 1838, il publiera Le Voyage du Beagle (traduit en français sous le titre de Voyage d’un naturaliste autour du monde), récit de l’aventure avec description détaillée des plantes, animaux, fossiles et régions rencontrés ; cette œuvre établira sa réputation.

« Je me suis engagé depuis mon retour, écrira-t-il, dans un travail très présomptueux […]. J’ai lu des monceaux de livres d’agriculture et d’horticulture et je n’ai jamais cessé de collectionner des faits. Des rayons de lumière sont enfin venus et je suis presque convaincu (contrairement à l’opinion que j’avais au début) que les espèces ne sont pas immuables. J’ai l’impression d’avouer un crime. »
Que les espèces se transforment avec le temps n’était pas une idée nouvelle puisque Aristote écrivait déjà : « La nature passe des objet inanimés aux plantes et aux animaux selon une séquence continue. » Lamarck (1744-1829), qui exposa une théorie générale de l’évolution et qui, le premier, avança que l’être humain « descendait des singes », n’aurait pas découvert le mécanisme de la sélection naturelle. Nous notons également que Wallace (1823-1913), un contemporain de Darwin, l’avait précédé dans la découverte, mais qu’il s’effaça avec élégance, sans doute parce que l’originalité de Darwin fut de mettre l’accent sur la variabilité des espèces, cette qualité étant le « carburant de la sélection naturelle, moteur de l’évolution ».
Rappelons que nous sommes dans l’Angleterre victorienne ; Darwin, qui aurait dû devenir pasteur de l’Église anglicane, avait été très marqué par l’argument de l’évêque érudit William Paley, auteur de
La Théologie naturelle, qui avançait qu’il n’y a pas d’œuvre sans créateur.
Mais Darwin en était arrivé à d’autres conclusions : ses minutieuses observations l’amenaient à trouver inutile l’existence d’un créateur : l’évolution des êtres vivants se présentait comme un « mécanisme aveugle » et ne montrait aucunement la nécessité d’un quelconque Grand Horloger. Là était le crime ! Son athéisme se confortera à la mort d’une de ses filles à l’âge de 10 ans ; non, il n’y avait pas de Dieu bienveillant responsable de la création. Et, tout comme il ménagera son épouse très croyante, de même il s’efforcera de ne pas choquer qui que ce soit par ses nouvelles convictions. Passe encore de disserter sur l’évolution animale, mais y inclure l’homme scandalisait. Pourtant, en 1859, pour ne pas être doublé par Wallace, il finira par publier son Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle qui, par la deuxième partie du titre de son livre ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie – introduira ce que Pierre Jouventin nomme « un malentendu ».
Dans La Descendance de l’homme, publié en 1871, Darwin reviendra sur le sujet en précisant que la lutte pour la vie n’est pas seulement la loi du plus fort, corrigeant par là ce que l’on nommera le « darwinisme social » ; au cours des temps, un autre moteur de l’évolution avait pris le dessus ou tentait de le prendre –, ce que l’on nomme la culture, qualité qui permet à l’homme de s’affranchir du monde animal ; cela grâce au développement, au cours de « cent mille générations », d’un énorme cerveau qui lui a permis d’emmagasiner un savoir.
Quant à nous, c’est dans le livre de Pierre Jouventin, La Face cachée de Darwin, que nous avons été piocher ces données. L’auteur précise : « Pour Darwin, la sélection naturelle joue dans les sociétés primitives, mais la civilisation s’en différencie justement parce qu’elle protège les faibles et les malades ! »
Par ailleurs, dans L’Homme, cet animal raté (livre chroniqué par ailleurs), Jouventin a mis au jour une « parenté psychologique » entre le comportement de l’homme et celui du loup, deux espèces différentes mais qui ont pratiqué la chasse au gros gibier, activité qui demande collaboration et échange d’informations ; le loup se distinguant par ses caractères « innés », l’humain par ses caractères « acquis », cette dernière disposition, autrement nommée la culture, se développera chez l’homme, faisant de lui une exception du monde animal.
Disons encore que des rudiments de culture existent chez les mammifères, de même que des formes d’intelligence abstraite sont, par exemple, présentes chez l’abeille.
Certains ont pu avancer qu’il y avait une « rupture » entre l’animal et l’être humain, que ce dernier avait maintenant le « contrôle de son évolution », qualité qui ouvre sur l’idée d’une « nature humaine ». Néanmoins, l’animalité de l’être humain étant certaine, nous citerons Edgar Morin : « Il faut cesser de disjoindre nature et culture : la clef de la culture est dans notre nature et la clef de notre nature est dans la culture. »
Kropotkine, moindre savant sans doute que Darwin, sera pourtant son meilleur continuateur quand il publiera, en 1902, L’Entraide, un facteur d’évolution.
Pour Jouventin, « compétition et coopération, ces mots placés systématiquement en opposition, ne s’excluent pas plus dans les sociétés animales que dans les sociétés humaines, s’il est vrai, comme le prétendaient Kropotkine, Hamilton et très timidement Darwin, que ces deux forces se complètent pour constituer les deux faces d’une même évolution sociale ».

Pierre Jouventin, La Face cachée de Darwin,
l’animalité de l’homme,
Libre & Solidaire éd., 2014, 232 p.

Vient de paraître (octobre 2017) L’Entraide, l’autre loi de la jungle,
de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, Les liens qui libèrent éd., 2017, 384 p.

Ce contenu a été publié dans Chroniques 2017, Sciences. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *