L’apparition du mot « non-violence » en France

Auteur : Vincent, du collectif Archives Autonomie (archivesautonomies.org).

En s’appuyant sur le livre de Romain Rolland écrit en 1924, et consacré à Gandhi, il avait été affirmé que là se trouvait la première occurrence du mot « non-violence » en France. C’était aller un peu vite en besogne.
Ce mot a été employé bien avant et, de plus, dans des périodiques anarchistes.


Pour faire très court, je pense que si ce terme apparaît à la fin du XIXe siècle, cela ne m’étonne pas car après la Commune de Paris et sa répression, qui a des incidences énormes au niveau international, il y a la montée en force de la social-démocratie qui veut mettre fin au temps des émeutes, agit comme force politique pour pacifier les conflits, pour qu’ils soient canalisés dans des manifestations pacifiques responsables. À cela, il ne faut pas oublier qu’une des conséquences de la politique coloniale et impérialiste débouche sur une certaine redistribution de la plus-value extorquée en Inde et en d’autres pays, qui permet matériellement de rendre plus « ronds » les conflits sociaux et du coup rend possible des conceptions de lutte, comme la non-violence, possibles alors qu’auparavant cela ne pouvait pas être le cas, tant l’antagonisme était brutal. Je m’excuse d’être aussi raccourci, je pense simplement qu’il est primordial que pour comprendre l’apparition de ce type de nouvelles conceptions il faut analyser les évolutions matérielles des conditions sociales et des conflits qui en découlent. Ainsi, ce qui est indéniable, constaté, est que le niveau de violence dans les conflits tend à décroître après la Commune et que se mettent en place des mécanismes de régulation, pacification des antagonismes sociaux.
Pour l’Allemagne, je connais mal le contexte où ce mot est apparu. Je pense qu’il ne suffit pas de le dire, mais comprendre pourquoi il apparaît et pas seulement au niveau de la pensée, c’est-à-dire chercher des filiations intellectuelles. Car ces individus, qui à un moment donné expriment quelque chose de neuf, ne sont pas des génies en soi, ils ne tirent pas leurs idées de leur seul cerveau, ils baignent dans un contexte, ont une histoire, subissent des influences… toutes choses qu’il s’agit de décortiquer en fouillant dans le matériel mis à disposition plus facilement à notre époque numérique…
Je trouve qu’il est important de chercher quand, puis pourquoi à un moment donné apparaît tel ou tel mot, tel ou tel concept. Les époques changent, les expériences se diversifient, s’accumulent, se transmettent plus ou moins bien, les acteurs du mouvement social réfléchissent et puis soudain des mots nouveaux apparaissent. Ce qui est intéressant et éclairant sur le chemin parcouru pour y parvenir, comme une source jaillissant après avoir cheminé longtemps souterrainement. En tout cas, cela ne tombe pas du ciel et pas par hasard.
Au Centre international de recherches sur l’anarchisme, à Lausanne, où je suis allé pour numériser des journaux, dont L’Émancipateur (http://archivesautonomies.org/spip.php?rubrique575), « organe du groupement communiste libertaire », n° 9, d’octobre 1906, j’ai trouvé un article « La civilisation, la morale et la vie » de Marcel Calas où il est écrit, entre autres : « J’opte pour le dogme de la non-violence ».
Par ailleurs, je signale que ce terme a été employé dans le journal de Jean Grave, Les Temps nouveaux, dans un article du n° 29 des 16-22 novembre 1895 (que l’on peut trouver sur le site Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6489075w.item
Oui, c’est bien de 1895 ! Sur le coup j’étais étonné, mais bon, cela montre que l’on a toujours à apprendre. Voilà le passage en question, écrit par une certaine A. Henry :
« Le titre que vous avez donné à ma lettre et à votre réponse est erroné : je ne m’explique pas que vous puissiez confondre la résignation avec la non-violence, la protestation obstinée, énergique, mais pacifique, avec l’acceptation placide. Si en France on fait cette confusion, en Angleterre, en Écosse nous ne la faisons pas, et nous autres, anarchistes d’outre-Manche, tout en prêchant la non-violence, nous prêchons la révolte. »
Ce qui précède fait partie d’une réponse à l’article « Violence ou résignation » paru dans Les Temps nouveaux, n° 27.
Voilà qui fait reculer la date de 1924 ! Bien qu’il semble que dans ce journal on ne revienne pas par la suite sur la non-violence. À voir, bien sûr. Il s’agirait maintenant, pour approfondir la recherche, de retrouver les traces de cette A. Henry qui doit être Agnès Henry qui est citée dans la thèse de Constance Bantman : Agnès Henry est une passeuse franco-britannique importante. Elle commence à collaborer à Freedom à la fin des années 1880 et abrite les bureaux du journal chez elle, à Camden, en 1893-94. À partir de 1895, elle partage son existence entre la Grande-Bretagne et la France, où elle fréquente notamment Malato et Pouget. Après 1896, elle se rapproche du groupe anarchiste pro-organisation (et fort polémique) les Associated Anarchists, avant de rejoindre l’Independent Labour Party et le mouvement des suffragettes ; p. 13 in H. Becker, Notes on Freedom…, op. cit. ; correspondance Hamon, IISG, lettres d’Agnès Henry (1894-1910).
Et, à partir de là, pouvoir consulter Freedom pour y retrouver trace d’une activité anarchiste non-violente.
En continuant à chercher, j’ai lu dans La Revue anarchiste, n° 32, de l’année 1925, ce passage dans la rubrique « Bulletin international » où il est écrit que : « Les 12 et le 13 avril aura lieu à Vienne le 2e  Congrès national du Bund Herrschaftsloser Sozialisten (anarchiste) avec l’ordre du jour suivant » : là, suivent quelques points dont le 6 qui nous intéresse :
« Notre attitude envers la violence, la non-violence et la révolution sociale. »
À partir de ces indications, il est peut-être possible de mettre la main sur ces documents.
Il y a là une invitation à approfondir l’origine de ce terme, dans quel contexte il apparaît. C’est l’essentiel, mais y aura-t-il une personne qui va se plonger dans les écrits du journal Freedom ? Par ailleurs, au détour d’une phrase, j’ai retrouvé le terme « non-violence » dans un journal suisse (Le Phare, n° 17, février 1921) ) dont le rédacteur en chef était Jules Humbert-Droz qui sera connu plus tard comme étant « l’œil de Moscou ». Voici cette phrase (c’est un article écrit à propos du congrès antimilitariste international qui devait se dérouler en mars 1921 en Hollande) :
« Envisageant la guerre et le militarisme comme un problème moral, voyant sa cause essentielle dans le cœur humain et ses passions, cette tendance cherche tout naturellement à solutionner le problème par l’action morale, par l’acte individuel de refus de servir, par le sacrifice personnel répété, par la pratique de la non-violence. »
Il n’y a rien de plus, peut-être que l’on peut en conclure prudemment que ce terme devait revenir ici et là dans les écrits antérieurement à 1921. Rappelons cependant que Jules Humbert-Droz fut objecteur de conscience en Suisse, en 1916, et qu’il écrivit un livre expliquant le vocabulaire employé ; c’était Mon évolution du tolstoïsme au communisme (1891-1921).

À suivre…

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