Le pouvoir du peuple

Publié par L’Union pacifiste, n° 554 de novembre 2017.

George Lakey est un militant quaker auteur du Manifesto for Nonviolent Revolution, texte radical projetant la fin du capitalisme, des États-nations, du racisme, etc. Sa plaquette, 10 mythes sur la lutte non-violente – réponse à Pacifism as Pathology : Reflections on the Role of Armed Struggle in North America, texte de Ward Churchill –, s’adresse, semble-t-il, essentiellement à un public nord-américain.
Quant à nous, on y repérera sans peine quelque matière à réflexion.

Selon Ward Churchill, « le pacifisme constitue l’idéologie de l’action politique non-violente et est une évidence pour les progressistes de l’Amérique du Nord » ; par ailleurs, pour lui, ce pacifisme fait preuve d’une « arrogance morale » (c’est la traduction !). Ward Churchill et bien d’autres se plaisent ainsi à utiliser les termes « pacifisme » et « non-violence » de façon interchangeable. Mais le pacifisme n’est pas la non-violence, et vice versa. Il y a là comme une paresse de l’esprit, une méconnaissance des mots ou une incapacité à dépasser des idées toutes faites ; ou encore d’autres usages en cours, quand bien même ils nous paraissent inadéquats.
Et George Lakey lui-même entretient la confusion en écrivant : « Les pacifistes [c’est nous qui soulignons] probablement les plus connus aux États-Unis sont Martin Luther King […], César Chavez […] et […] Gandhi. »
Cela, après avoir reconnu « qu’il est compréhensible que Ward et moi ne soyons pas d’accord sur ce sujet car nous utilisons les mêmes mots pour des observations différentes ». Et nous-même, lisant ce texte, ne sommes pas sûr d’en bien comprendre le sens. Aussi pensons-nous mettre le doigt sur un autre problème de traduction.
S’il y a de réelles divergences entre Ward et Lakey, ils se retrouvent cependant sur un point commun dans leur recherche d’une entente sur des formes de pouvoir qui soient « suffisamment fortes pour briser les chaînes de l’injustice et de l’oppression ».
Il est écrit que, pour Luther King, l’action non-violente est « une épée qui guérit » ; Lakey, pragmatique, admet de son côté qu’« exclure de manière dogmatique la lutte armée plutôt que de considérer les avantages et les inconvénients d’une combinaison de tactiques violentes et non-violentes ne contribue pas à la création d’une stratégie ». Sans aller jusque-là, lors des manifestations contre l’enfouissement des déchets nucléaires à Gorleben – et en d’autres endroits de la contestation –, les activistes européens ont semblé quelquefois se partager les tâches.
Sans référence aucune à La Boétie, Lakey écrit que le pouvoir politique se fonde plus sur l’obéissance du peuple que sur la violence et que « le pouvoir du peuple est tout simplement plus puissant que le pouvoir militaire ». Ainsi donne-t-il l’exemple de la chute du shah d’Iran à la tête d’une armée parmi les plus puissantes du monde, la chute de Hernandez Martinez au Salvador en 1944, celle de Jorge Ubico au Guatemala au même moment, etc. La liste est longue… Un des derniers exemples, c’est celui de Slobodan Milosevic, en 2000, qui détenait lui aussi un pouvoir militaire écrasant.
On rencontre, par ailleurs, l’argumentation classique que la destruction des biens matériels lors des manifestations, si elle donne de bonnes raisons à la répression, réduit également le nombre des alliés potentiels. Ainsi est mise en évidence l’idée que, « lorsqu’un mouvement se tourne vers la violence, c’est souvent une bonne nouvelle pour le gouvernement ».
Mais ce que nous voulons relever, c’est le thème que parallèlement à l’action non-violente doivent se mettre en place des alternatives pour une nouvelle société : le « travail préfiguratif » ; expression déjà lue sous la plume de David Graeber, idée reprise dans le Manuel pour des campagnes non-violentes avec l’expression proche de « programme constructif » (Manuel que publient l’Union pacifiste de France – UPF – et l’Internationale des résistants à la guerre – IRG).
« Programme constructif » ou « travail préfiguratif », il s’agit là, tout à la fois, de transformation personnelle et d’action collective s’appuyant sur des alternatives économiques et solidaires, étant entendu que, après une révolution sociale, si la population n’est pas organisée pour exercer son autonomisation, l’Histoire montre que le peuple est à la merci d’une nouvelle subordination quand ce n’est pas tout simplement une dictature.
Nous disions que la non-violence n’est pas le pacifisme ; pour autant de nombreuses passerelles les relient. La preuve en est ce Manuel pour des campagnes non-violentes qui, après quatre introductions (anglaise, indonésienne, espagnole et française) pour présenter un projet qui a la possibilité d’être adapté à chaque groupe régional et d’être modifié selon les besoins de chacun, avance la proposition que, comme les écoles militaires enseignent la guerre, les élèves de la non-violence puissent étudier le déroulement des diverses campagnes non-violentes à travers le monde et les adapter à leurs propres conditions de lutte.
Dispersés dans l’ouvrage de manière peut-être confuse, les conseils pratiques et les exemples ne manquent pas : ce que nous nommerons les différents « parcours du combattant » non-violent.
Et notre étonnement est grand que cette édition française néglige le combat de l’Action civique non-violente ; aussi nous permettrons-nous de renvoyer le lecteur à Réfractaires non-violents à la guerre d’Algérie – livre d’Erica Fraters édité par Syllepse –, action que nous tenons pour le tout début de la désobéissance civile collective dans ce pays. Il y en eut d’autres : après l’obtention du statut, les objecteurs en service civil menèrent un combat de résistance contre une tentative de militarisation, etc.
Là encore, dans ce Manuel, pacifisme et non-violence ne se différencient pas.
Louis Lecoin, pacifiste exemplaire s’il en fut, et que le journal de l’UPF met en exergue, n’avait en rien une culture non-violente ; et l’UPF, elle-même, n’a pas, comme l’IRG, fait le choix d’affirmer : « Nous adhérons à la non-violence pour des raisons de principe » ; elle préfère mettre en avant la formule de « pacifisme intégral ».
Répéterons-nous à l’envi la phrase d’Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde » ? Reconnaissons quand même que, dans le glossaire, le distinguo est nettement fait entre « non-violent » (avec trait d’union) et « non violent » (pas de trait d’union), équivalent à « sans violence ».
Par ailleurs, et ce n’est pas un combat secondaire, nous ne pouvons qu’approuver la féminisation de la langue et de la typographie, sauf quand cela conduit à l’obscurcissement du texte.

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George Lakey, 10 mythes sur la lutte non-violente,
Quinoa, Agir pour le paix, 2017, 96 p.

Collectif, Manuel pour des campagnes non-violentes,
Union pacifiste de France & Internationale des résistants à la guerre éditeurs,
2017, 196 p.

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