Les Chiapanèques contre le néolibéralisme

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Publié dans Réfractions, n° 33, automne 2014.

« Dans le temps d’avant », la jeunesse contestataire de nos pays, sans espoir aucun de changer le monde proche, recherchait en d’autres lieux ses modèles, tout autant que des leaders révolutionnaires pour les conduire. Rappelons-nous les jeunes « maos », rappelons-nous le « Che » transformé en icône et aussi quelques autres personnages qui semblaient en capacité d’ouvrir le futur mais qui enfermaient hommes et femmes dans leur carcan étatique et policier quand ils ne les exécutaient pas.
C
ela dit, il nous paraît que ce qui se passe depuis une vingtaine d’années au Chiapas − même avec le pittoresque des passe-montagne − soit d’un autre tonneau, et qu’on se trouve là, ainsi que l’écrit Jérôme Baschet dans sa Rébellion zapatiste, devant « la reconstruction d’une réflexion et d’une pratique critique, à la fois radicales et rénovées ».
Mais nous ne mythifierons pas ce pourtant si singulier mouvement des zapatistes contemporains ; de toute façon, l’expérience suit son cours.
Certains ont cru déceler dans cette dynamique sociale la naissance d’un nouveau cycle de révoltes, l’éclosion d’un siècle qui s’ouvre avec espoir aux luttes sociales collectives ; si ces dernières ont redémarré avec l’insurrection zapatiste du 1er janvier 1994, c’est également avec les manifestations contre la mondialisation de Seattle en 1999 ; c’est avec, quant à nous, les grèves de décembre 1995 en France et avec, dans quelques pays endormis de par le monde, les révoltes de la jeunesse qui firent la une de la presse.
Certes, l’histoire n’a pas repris sa marche lors de ce fameux 1er janvier 1994, lors de l’entrée en vigueur du Traité de libre-échange (Alena) avec les États-Unis et le Canada, mais ce jour vit une armée zapatiste de libération nationale (EZLN) s’emparer d’une demi-douzaine de villes mexicaines : « Ils prirent les armes pour prendre la parole. »
Mentionnons que cette armée était issue d’un groupe marxiste-léniniste guévariste, une « organisation politico-militaire dont l’objectif [était] la prise du pouvoir politique… pour instaurer une république populaire et un système socialiste » dans une région où existait déjà une résistance indigène particulière − que découvrirent mieux, par la suite, les guérilleros −, une force opiniâtre, expérimentée, intelligente, vieille de pas moins de cinq cents ans.
« Notre conception carrée du monde et de la révolution s’est retrouvée cabossée dans la confrontation avec la réalité indigène chiapanèque », écrit le sous-commandant Marcos. Ces ex-marxistes, ou pas, devinrent ainsi « le produit d’une hybridation, d’une confrontation, d’un choc dans lequel − heureusement, je crois, ajoute-t-il −, nous avons perdu ».
Car cette guérilla ne se déroula pas selon le schéma attendu.
En effet, le 2 janvier 1994, l’armée zapatiste se retira pacifiquement devant l’armée fédérale non sans avoir essuyé des pertes importantes. Ce repli militaire des révoltés fut donc rapide et permit tout aussitôt une réflexion − cependant déjà existante − qui s’ouvrit sur la décision de « mettre en mouvement la société tout à la fois au plan régional, national et international ». Si les zapatistes abandonnèrent l’usage de leurs armes, ils ne renoncèrent pas pour autant aux armes comme garantie de leur sécurité.
De plus, ultérieurement, à la stupeur de certains, ils déclarèrent qu’ils n’aspiraient pas à s’emparer du pouvoir, ni local ni central ; plus précisément, ils ne voulaient pas mettre la main sur le pouvoir d’État car il ne sert à rien de conquérir ce pouvoir-là, le véritable pouvoir étant aux mains du capital financier mondialisé.
Il faut dire qu’un peu de théologie de la libération et un peu de marxisme revu et revisité… et semble-t-il oublié, à savoir, donc, ces deux idéologies ajoutées à beaucoup de cette expérience indienne accumulée au cours des siècles − et bien prise en compte par les protagonistes −, changèrent la donne : il paraît ainsi que la défaite militaire ait été « heureuse ».
Il s’est agi ensuite d’exalter la société civile avec la volonté de la reconstruire par en bas en s’immergeant en son sein. Cependant, il est pour le moins malaisé de circonscrire ce que sont finalement ces zapatistes contemporains.
Disons que ce que les zapatistes nomment la lutte « pour la dignité » se déploie en une résistance éthique, sociale, économique et politique englobant, sans les séparer, « tous les registres de l’existence ».
Actuellement, le zapatisme semble vouloir se caractériser comme une résistance au capitalisme néolibéral ; si les zapatistes orientent leur lutte contre le néolibéralisme, ce « fils du capitalisme national », ils ajoutent que c’est une lutte « pour l’humanité » car on ne peut pas défendre l’être humain en acceptant le monde tel qu’il est.
Pour Baschet, « si le discours zapatiste est en avance sur la réalité, c’est parce qu’il prétend la transformer dans un contexte peu propice, avec des moyens limités et par un chemin incertain et encore indéfini. C’est pourquoi le zapatisme se présente lui-même comme un effort sans cesse recommencé et jamais abouti ».
Les zapatistes ne sont pas antiélectoralistes, mais, pour eux, « la démocratie électorale n’épuise pas la démocratie », celle-ci « doit aller au-delà de la démocratie électorale ». « La démocratie est l’exercice du pouvoir par les gens tout le temps et en tous lieux. »
Pour les marxistes et quelques autres, ce sont les prolétaires, seul acteur social, seul sujet de l’Histoire, qui avaient pour mission de transformer le monde. On sait que cette confiance mise sur le prolétariat pour nous libérer s’est évanouie au vent du temps qui passe.
Baschet écrit que « la planète néolibérale est aujourd’hui une machine folle qui tourne au bénéfice de la plus dérisoire des minorités », soit moins de 1 %. Le « nouveau prolétariat », ce serait tous les exclus, les dépossédés, les marginaux, les indigènes, les femmes, les sans-toit, les sans-terre, les sans-travail, les sans-droit, etc., avec aussi ces prolétaires qui se contentent de ce qu’ils ont grappillé et avec des paysans dont le nombre a sérieusement diminué, du moins dans nos pays occidentaux.
Il nous paraît que le sujet de l’Histoire maintenant ne peut donc plus être qu’un acteur multiple ; et Baschet met en parallèle la notion de « multitude » de M. Hardt et A. Negri avec ce que les zapatistes nomment la « société civile » : l’humanité, en son entier, deviendrait alors le nouveau sujet révolutionnaire.
On pourra s’étonner que Baschet, dans son exposé de l’expérience zapatiste aux accents anarchistes incontestables − si l’on excepte la défense de l’État national contre le néolibéralisme −, ne donne jamais de références libertaires mais que l’ensemble baigne dans une analyse marxiste (je ne crois pas avoir lu une seule fois le nom de Florès Magon). Ce que l’auteur accorde dans la postface : « Je dois admettre que la présentation peut en paraître déséquilibrée, dans la mesure où une possible filiation libertaire n’y est nullement évoquée. »
Quand, le 1er décembre 2000, le président Zedillo du Parti-État priiste, laissa la place à Vicente Fox, les zapatistes décidèrent, par une marche sur Mexico, à visage découvert, de s’avancer ainsi sur le « terrain de l’action politique civile », offrant le dialogue et la paix par des gestes publics d’autodésarmement. Si cette marche fut un succès pour les zapatistes, le gouvernement la récupéra avec la ferme intention de ne rien changer aux choses, de les laisser en l’état.
On saluera et on observera avec force bienveillance cette expérience révolutionnaire, sans doute non exportable, mais grandement porteuse d’enseignements.
Si l’ouvrage de Jérôme Baschet donne une bonne image de cette résistance au néolibéralisme, le petit livre de Guillaume Goutte, Tout pour tous, à l’avant-propos plus que bienvenu et pertinent, sera pour les gens un peu pressés une excellente entrée en matière.


Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste, Flammarion, 2005, 324 p.
Guillaume Goutte, Tout pour tous, Libertalia, 2014, 100 p.

Achaïra, 7 juillet 2014

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