« Ne pas être dupe »

Publié dans Réfractions, n° 31 de l’automne 2013.

Ne pas se raconter d’histoires ! ne pas s’en laisser conter ! Sans doute est-ce l’attitude intellectuelle essentielle qui caractérise François Sébastianoff, auteur de Ni magie ni violence… Parce qu’« un abus de langage est si vite arrivé », François a entrepris de nettoyer le terrain de sa réflexion par un travail sur le vocabulaire qui, comme le dit Alain Accardo, « véhicule jusqu’à nous les dépôts séculaires d’une pensée préscientifique… ».

On vérifiera qu’une telle posture de lucidité intraitable n’engendre pas pour autant un pessimisme démesuré sur l’avenir de l’espèce humaine. L’auteur se livre ainsi à toute une analyse en dénonçant, en premier lieu, la confusion − c’est le socle de sa réflexion − entre l’objectivité et « la science » ; de même, il analyse les approches pratiques et théoriques de la connaissance du monde qui nous entoure, car, « si on ne sait pas tout, on n’est pas pour autant fondé à dire n’importe quoi sur ce qu’on ne sait pas ».
Parmi les nombreux exemples de sa suspicion, il revisite le message de La Boétie − « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres » − en montrant le volontarisme naïf de cette affirmation.
Car, pour François, la volonté des dominés n’est pas libre, elle ne révèle seulement que des habitus, c’est-à-dire des « façons d’agir, de voir, de sentir, d’évaluer », inscrites dans les réseaux neuronaux non questionnés que domine, de plus, l’esprit de corps.
« On comprend notamment comment il se fait que les plus dominés, en même temps qu’ils se savent prisonniers de leur condition sociale, se croient dotés d’une volonté libre, partageant ainsi la même illusion de délibération volontaire que la minorité de privilégiés qui sont dupes de l’illusion scolastique. »
Ces dominés qui sont d’ailleurs les jouets de leur langage quand, par exemple, confondant hiérarchies de compétence et hiérarchies de domination, ils s’écrient : « Il faut bien des chefs ! »
Abolir toute domination
Notre sentiment de liberté n’est donc que le produit d’une multitude de déterminismes complexes ; il s’agit bien plutôt de la relative imprévisibilité de nos comportements que dévoile la neuroscience matérialiste qui nous fera mépriser la « liberté métaphysique », la « liberté abstraite » des démocraties réelles, liberté des « égaux en droit », liberté du renard et des poules dans le même poulailler.
Le cap ne sera donc « pas la démocratie, mais l’abolition de toute domination » par la divulgation des acquis de la sociologie critique et réflexive et par la connaissance des dernières avancées des neurosciences.
Dans la critique de Sébastianoff, ne sera pas épargnée la sempiternelle rengaine qui prétend dévoiler les comportements de nos semblables par le présupposé d’une « nature humaine éternelle », c’est-à-dire par une explication qui n’explique rien.
Et puis c’est avec plaisir que l’on tombera sur des lignes traitant de « l’efficacité des rêves » et de la puissance exaltée de l’imaginaire qui ouvre sur l’action, sur l’utopie et ses possibles ; lignes qui nuancent ce qui peut paraître de l’inquiétude d’un auteur tellement pointilleux et prudent et qui écrit que « même l’imaginaire dépend d’une motivation déterminée et d’un apprentissage lui-même socialement déterminé, ce qui fait que [pour lui] le terme d’imaginaire exprime ce qui est nouveau sans être libre ».
François Sébastianoff attire, en outre, notre attention sur le fait que notre « cerveau ne donne pas d’ordres, il transmet des informations », nous assurant ainsi que cet organe fonctionne de façon anarchiste.
On notera également, parmi d’autres points, l’expression de « violence inerte » que l’on rajoutera à notre liste recensée dans Manières d’agir (écrit avec Pierre Sommermeyer), à savoir « la pression ou l’oppression, continues et souvent inaperçues, de l’ordre ordinaire des choses, les conditionnements imposés par les conditions matérielles de l’existence, par les sourdes injonctions […] des structures économiques et sociales, etc. ».
La finalité du propos de François sera donc de cultiver un regard approprié sur le monde car : « Si on pose l’objectivité comme une valeur, il s’agit de s’habituer à vivre dans le relatif, ce qui ne veut pas dire dans le n’importe quoi. Il s’agit notamment d’assumer que, dans la réalité, c’est nous seuls qui posons nos valeurs, en l’absence de toute caution métaphysique. »
Autrement dit :
« Ce sont les êtres humains qui posent (d’une façon plus ou moins claire, cohérente et constante) leurs valeurs les plus générales (la domination ou l’entraide, la soumission ou la lutte, ou telles ou telles autres valeurs), sans pouvoir s’appuyer, sauf illusion, sur aucun absolu (religieux, philosophique, y compris scientiste ou autre) qui leur dicterait un comportement. Chaque groupe, chaque individu, décide d’un cap général dans l’urgence, avec ses moyens et dans le brouillard. »
Comme on le sait, il y a de nombreux cheminements pour atteindre un endroit précis ; c’est ce que démontre François Sébastianoff par sa démarche vers le cap de l’anarchisme non-violent, l’objectivité étant sa boussole ; démarche vécue dans une exploration, pas pour autant neutre, de la réalité du monde.
Ainsi écrit-il : « Dans la situation actuelle, quels comportements généraux les animaux de l’espèce humaine ont-ils le plus intérêt à développer pour lutter contre les obstacles au plaisir de tous ? »
Car, dans ce monde de dominants, solidaires et concurrents − qui nous conduisent vers une catastrophe annoncée −, sur cette planète aux limites écologiques données, quels comportements faut-il adopter pour survivre ?
Si le but vers où se diriger est la société libertaire − avec l’abandon de la civilisation du travail −, le moyen sera la non-violence.
Une non-violence débarrassée de tout mysticisme, une non-violence qu’il ne faudra pas confondre avec une pratique caritative, qu’il ne faudra pas assimiler avec la passivité et avec la soumission, une non-violence qui ne s’interdira pas le sabotage car « il n’y a violence que sur des êtres capables de souffrir » ; avec un summum : la grève générale.
En bref, une non-violence dégagée de tout a priori métaphysique et moral ; une non-violence associée à l’anarchisme du XXIe siècle, un anarchisme qui ne mérite pas sa réputation de désordre et de violence, un anarchisme qui lutte contre le désordre établi.
Affirmant qu’il n’y a d’autres choix qu’entre « fuir, lutter ou mourir… faits comme des rats », il écrit cependant : « Nous voulons contribuer à faire évoluer la conscience morale jusqu’à l’idée qu’il n’y a pas de coupables, mais seulement des responsables au sens objectif. »
Liberté, morale, etc.
Parmi d’autres réflexions stimulantes, nous citerons :
− « La liberté n’est pas un fait individuel. »
− « La liberté n’est pas considérée comme une condition mais bien plutôt comme une production collective. »
− « Je pense […] que la nature ne nous propose aucune morale […] ; donc que ce sont les êtres humains qui posent leurs valeurs, sans pouvoir s’appuyer, sauf illusion, sur aucun absolu religieux, philosophique, y compris scientiste, qui les leur dicterait. »
− Nous n’avons pas à gérer la violence des dominants : « Nous ne cédons pas au chantage fondé sur la défense des droits de l’homme. Nous n’avons aucun aval à donner aux opérations armées engagées par les gouvernements démocratiques au nom de l’éthique de responsabilité, pour “arbitrer” en Afrique et dans le Golfe, défendre les droits de l’homme dans les Balkans ou réprimer la violence dans les banlieues, alors que ces mêmes gouvernements, et les lobbys qui en tirent les ficelles, sont fondamentalement responsables de situations qu’ils dénoncent seulement quand elles sont devenues “sans issue autre qu’une
intervention armée”. »
− Quant à la violence, elle « a fait ses preuves pour le maintien des structures de domination ».
Et puis :
« L’évitement de la violence a sans doute des origines lointaines. Une espèce ne saurait se perpétuer sans éviter la violence interspécifique. Il existe des hypothèses solides sur le rôle apaisant des primates femelles, ou sur celui des femmes dès le paléolithique. »

Nous avons écrit, quant à nous, en d’autres lieux, que la non-violence collective était une idée relativement nouvelle, Sébastianoff, lui, précise qu’il faut placer la non-violence comme un enjeu majeur dans l’évolution humaine du XXIe siècle.
Il préconise donc une non-violence collective. Nous ne pouvons qu’être en accord avec lui. On remarquera cependant que cette action collective commence souvent par un « acte individuel ». Et, pour ne parler que de ce que nous avons vécu pendant la guerre d’Algérie : une action collective qui s’enclenche par des refus individuels, puis par une solidarité concrète de quelques-uns avec ces « refuseurs », puis par un mouvement collectif encore plus large avec différents niveaux d’engagement suivant les forces, les disponibilités et le courage de chacun. À remarquer que, par la suite, certains de ces « actes individuels » n’ont été accomplis que parce qu’il y avait déjà un mouvement collectif.
Cette non-violence, à peine née, a vu son image rapidement brouillée. « Tout est prêt pour la récup’, pour que le rôle des non-violents se confonde avec celui d’auxiliaires des polices et des armées, sous l’étiquette d’“adjoints de sécurité” ou de “médiateurs”. »
Néanmoins, si on peut constater, actuellement, une aspiration diffuse à la non-violence, ne nous leurrons pas, il ne s’agit le plus souvent pour les militants que d’« éviter les violences ». Mais Sébastianoff note : « Un peu partout dans le monde, émerge un préjugé favorable à la non-violence. »
Une nouvelle conception de la lutte serait en train de naître.

François Sébastianoff, Ni magie ni violence.
Deux paris contre toute domination,
Atelier de création libertaire, 2013, 304 p.

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