Devant le tribunal de la société civile

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

La Méditerranée, moins infranchissable qu’un mur de béton séparateur mais au contraire immense passerelle d’eau, relie entre eux tous les peuples voisins de cette mer presque fermée et, pour des raisons historiques, réunit tout particulièrement l’Algérie et la France. Jean-Marie Tixier, dans son Écartèlement algérien – qui marie autobiographie, réflexions politiques et propos sur le cinéma –, nous parle de cet « entrelacement » de deux populations, de cet attachement qui perdure après cent trente ans de cohabitation et de colonisation et après, de plus, quelque huit années d’une guerre d’indépendance cruelle avec sa succession d’horreurs perpétrées tant par l’armée française que par le Front de libération nationale, sans que pour autant Jean-Marie veuille mettre en balance les violences de part et d’autre.
On pourra retrouver sur la Clé des ondes 90.10, à propos de ce bouquin et lors de l’émission Achaïra du 4 avril 2013 (lacledesondes.radio.fr) un entretien avec l’auteur.
Les atrocités algériennes, depuis lors, sont restées impunies et le resteront à jamais.
Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre avaient été à l’initiative, en 1966, du premier tribunal d’opinion afin de juger « les crimes de guerre des États-Unis » au Vietnam.
Un tribunal d’opinion – qui est sans pouvoir juridictionnel – est une assemblée délibérative au cours de laquelle des personnalités dénoncent sous une forme juridique des actes estimés répréhensibles, en particulier par rapport au droit international. Des experts remettent des avis consultatifs au jury qui dirige et médiatise le «procès ».
Jean-Paul Sartre écrivait :
« La légalité du tribunal Russell provient à la fois de son impuissance absolue et de son universalité », car les sentences prononcées ne peuvent en aucun cas être exécutées.
La société civile et les autorités sont finalement informées par des avis émis par ce tribunal, avis fondés sur la législation réelle. Le tribunal Russell sur la Palestine est un collectif très large qui comporte des personnalités diverses comme par exemple l’Américaine Angela Davis. Nurit Peled, Israélienne, et Leïla Shahid, Palestinienne, ne font pas partie du jury mais ont signé avec Ken Coates, président de la fondation Russell, l’appel international à la constitution du tribunal Russell sur la Palestine. Elles sont donc cofondatrices du comité de parrainage ensuite constitué.
L’ouvrage Justice pour la Palestine ! – et qui porte au dos de sa jaquette un autre titre : Un État pour la Palestine – rassemble ainsi plusieurs témoignages relatifs au tribunal Russell.
Si les libertaires apportent spontanément leur soutien aux peuples qui se libèrent d’une quelconque oppression, peuvent-ils, sans abandonner leurs desseins, soutenir la création d’un État, en l’occurrence celui du peuple palestinien ?
La discussion est ouverte.
Mais quel est plus précisément le propos du tribunal Russell ?
D’abord « prévenir le crime de silence » ; puis rechercher comment peuvent rester impunies depuis des décennies les atteintes multiples aux droits fondamentaux du peuple palestinien tels qu’ils résultent du droit international, atteintes qui constituent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité et qui ont déjà été caractérisées à l’encontre de l’État d’Israël tant par de nombreuses résolutions de l’Onu (Assemblée générale et conseil de sécurité) que par un avis de la Cour internationale de justice du 7 juillet 2004.
À cette fin, le tribunal a examiné et établi les responsabilités et les complicités des États (l’union européenne et ses États membres, les États-Unis d’Amérique du nord), des institutions internationales (les Nations unies) et des entreprises dans la poursuite de l’occupation des territoires de Palestine et dans la perpétuation de ces crimes.
Du crime de silence, les médias sont également responsables quand le premier Palestinien venu est assimilé à un terroriste, quand on nous dit que tous les Palestiniens sont complices des kamikazes qui vont se faire sauter en Israël ou que c’est le Hamas (Mouvement de la résistance islamique) qui a commencé avec ses tirs de roquettes et que, en conséquence, les Israéliens ont le droit de se défendre. Mais le droit ne naît pas d’une violation du droit : Ex injuria jus non oritur.

Une tout autre image des Palestiniens nous est présentée avec le film de Norma Marcos (Fragments d’une Palestine perdue) : là, pas de terroristes mais des gens tout à fait normaux qui n’aspirent qu’à vivre tranquillement leur quotidienneté et qui souffrent d’un espace vital qui se rétrécit de jour en jour. Cette espérance pacifique et leur volonté d’une cohabitation avec les Israéliens, exprimées clairement, laissent entrevoir une possibilité, certes très lointaine, d’un autre « entrelacement » de deux peuples…
Si, en juillet 2004, la Cour internationale de justice a condamné la construction du mur de séparation entre Israël et la Palestine, de leur côté, les Nations unies ont émis une centaine de résolutions enjoignant à Israël de se retirer des territoires occupés.
Mais Israël n’a que faire de ces résolutions car son gouvernement actuel sait qu’il bénéficie de la complicité ou de l’indifférence de la communauté internationale.
Le tribunal Russell entend donc contribuer à faire connaître au monde la situation en Palestine et à la rendre compréhensible au plus grand nombre.
Une première session à Barcelone en mars 2010 a mis en évidence les formes de collaboration passives et actives de l’Union européenne par ses exportations d’armes vers Israël, ses importations de produits en provenance des territoires occupés, les accords économiques privilégiés conclus avec Israël, sa tolérance à l’égard des entreprises européennes impliquées dans des projets économiques dans ces mêmes territoires occupés, etc.
La session de Londres en novembre 2010 a porté essentiellement sur la manière illégale dont les entreprises participent à la colonisation des territoires occupés palestiniens et à la construction du mur, avec la complicité de différents États. Parmi les entreprises en question, il faut citer : Agrexco, Veolia, Dexia, Ahava, Caterpillar, Cement Roadstone Holdings, etc. ces entreprises violent le droit international et peuvent être associées aux crimes de guerre imputés à Israël, crimes au sens de l’article 147 de la 4e convention de Genève de 1949.
La session du cap de novembre 2011 a établi que le peuple palestinien, quel que soit son lieu de résidence, subissait un régime d’apartheid. Il est alors demandé à la société civile mondiale de soutenir la campagne BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), boycott qui précédemment, en Afrique du Sud, avait contribué, parmi d’autres actions, à mettre fin à l’apartheid. Cet appel à la société civile conclut toutes les décisions du tribunal Russell.
La session de New York en octobre 2012 a traité de la complicité des États-Unis pour, entre autres, son aide financière et militaire importante, ainsi que par le veto opposé systématiquement à toute résolution critique envers l’État d’Israël au sein du Conseil de sécurité, paralysant le fonctionnement de celui-ci. Les participants de la session ont abordé les manquements de l’Organisation des nations unies quant aux violations du droit international commises par Israël qui les constatent sans en tirer les conséquences.
Enfin, à Bruxelles, le 19 mars 2013, après quatre années d’examen des complicités des violations israéliennes du droit international, le tribunal Russell conclut qu’il donnera son soutien à toute initiative venant de la société civile – où le tribunal a le plus d’écho – et des organisations internationales visant à traduire Israël en justice devant la Cour pénale internationale.
Ainsi, depuis soixante-cinq ans, les différents gouvernements israéliens ont systématiquement porté atteinte à l’existence de la nation palestinienne en détruisant ses infrastructures politiques, économiques, sociales, culturelles, etc. ; actions qui peuvent être qualifiées de « sociocides » comme avait été qualifié de « génocide » le massacre des Juifs par les nazis.
Ce tribunal Russell est-il un des signes du réveil des peuples et de la société civile en ce XXIe siècle ? Réveil qui s’est manifesté par différents mouvements populaires de résistance comme les « indignés » un peu partout, par des intifadas, par l’action des Américains d’Occupy Wall Street et par les inattendus « printemps arabes ».
À propos de ces derniers, si profonde qu’a été notre désillusion quand les élections ont amené au pouvoir des partis islamistes, nous pensons que cela ne change rien au bouleversement historique post-colonial, porteur d’espoir, dont témoignent ces mouvements.

La résistance populaire palestinienne, c’est – plus que des mots alignés sur le papier – ce dont témoigne Cinq caméras brisées, un film qui nous donne à voir, face à face, l’action du gouvernement israélien et la manière de résister pacifiquement de la population palestinienne.
Cinq caméras brisées (700 heures de rushes) est réalisé par un Palestinien, Emad Burnat, et solidairement par un Israélien, Guy Davidi, membre de l’organisation des Anarchistes contre le mur qui soutient activement la lutte populaire des habitants de Bil’in.
Remarquons que ce film a reçu de nombreuses récompenses : Prix de la réalisation du documentaire international au Festival de Sundance 2012, Prix spécial du jury et Prix du public au Festival international du documentaire d’Amsterdam (IDFA) 2011, et encore Prix du meilleur documentaire au Durban Film Festival 2012, Afrique du Sud.
La vision de ce film nous donne l’occasion de rapporter, bien imparfaitement, les propos de Geneviève Coudrais, de l’association France-Palestine Solidarité, alors qu’elle présentait ce témoignage lors d’une projection à Bordeaux :
« Les images attestent de la lutte non-violente des villageois de Bil’in (village de Cisjordanie de 1 700 habitants) contre la confiscation de plus de la moitié de leurs terres, afin de permettre l’extension illégale de la colonie de Modin’in Illit et la construction d’une clôture dite de « protection » mais, en réalité, « d’annexion » puisque bien au-delà de la « ligne verte » (ligne d’armistice entre Israël et la Jordanie en 1949).
« Emad Burnat, paysan de Bil’in, lui-même spolié, achète une caméra à l’occasion de la naissance de son quatrième fils, concomitante du début de cette lutte. Il filme alors la vie des siens, sa famille, ses amis du village et les manifestations. Cinq années d’une chronique de la vie d’un village en résistance. Cinq caméras qui ont connu chacune des épreuves et ont été brisées l’une après l’autre, au cours des affrontements, dans cette longue marche pour la justice et la dignité.
« Cette chronique nous place délibérément sur le terrain des luttes, de ces luttes dont les qualités essentielles sont, d’une part, d’être non-violentes ou non armées, à l’instar de ce qu’avait déjà été la lutte menée dans d’autres villages (Budrus, par exemple) ; d’autre part, d’être menées collectivement à la fois par des Palestiniens, des Israéliens et ce qu’il est convenu d’appeler les « internationaux » venus de tous pays en solidarité ; enfin, d’être marquées d’une incroyable inventivité.
« Ce film nous rend témoins de la terrible violence dont sont alors victimes les protestataires : grenades asphyxiantes plus que lacrymogènes et répandues par dizaines à la fois, balles en caoutchouc (en réalité en métal enrobé d’une fine couche de caoutchouc), jets d’eaux polluées, balles réelles.
« Ils sont trois amis dont Bassem que nous accompagnons tout au long du film ; Bassem plein de vie et d’un charisme formidable a été abattu une semaine avant notre arrivée (17 avril 2009).
« Violence qui s’exerce non seulement dans la répression des manifestations mais aussi par des incursions souvent nocturnes de l’armée, dans le village, par mesure de représailles (avec le bruit des engins et des explosions destinés à empêcher le sommeil des villageois et à semer la peur), par des violations des domiciles et par des arrestations d’enfants. »
Mais, nous dit encore Geneviève, « cette chronique filmée ne pouvait tout traiter. Par exemple de l’ensemble de la résistance populaire non-violente. Notamment, ce document fait silence sur le comité de coordination des luttes du village ainsi que sur les différentes conférences internationales de la résistance populaire non-violente organisées depuis 2006 qui ont pour objet de coordonner et populariser cette résistance. Ces conférences ont, comme leur libellé l’indique, une audience internationale et attirent des personnalités du monde entier. Elles ont également, sur le plan intérieur, une audience politique importante : dès la deuxième conférence, l’Autorité palestinienne s’est fait représenter et, par la suite, la conférence a chaque année été ouverte par le Premier ministre, Salam Fayyad, et suivie par toutes les formations politiques de l’OLP. En 2010, le Hamas les a même rejoints, et des diplomates internationaux sont venus officiellement y participer ; ce qui “reflète le consensus grandissant autour de la nécessité et de l’efficacité de la résistance non-violente comme un moyen de mettre un terme à l’expansion des politiques d’occupation et d’apartheid d’Israël”, ainsi que le déclare un participant. »

Alors que ces lignes sont écrites, un entretien est publié dans le journal Sud-Ouest (1er avril 2013), entretien titré « Résistance non-violente ».
L’ambassadeur en France, Hael Al Fahoum, y défend l’application de la résistance non-violente, qui « déstabilise les israéliens ».
« Voyez-vous, demande le journaliste, des solutions alors que périodiquement on entend parler d’une nouvelle intifada ?
– Il y a une évolution. Nous avons adopté une résistance non-violente, surtout contre la construction du mur. Ça a déstabilisé les Israéliens qui auraient voulu nous pousser à une nouvelle intifada. Ce sont encore des stratégies et des provocations qui cherchent à nous piéger. »
Quant au Hamas, il déclare être ouvert à une paix permanente si Israël revient aux frontières de 1967 et au principe de deux États vivant côte à côte. Khaled Meschaal, dernièrement confirmé à la tête du Mouvement (Le Monde du 4 avril 2013), s’est prononcé en faveur d’une « résistance populaire » (que Le Monde qualifie de non-violente), sans toutefois abandonner le principe de la lutte armée.

Mais qu’en est-il réellement de cette résistance non armée ?
Depuis 2003, une trentaine de comités de résistance sont nés qui organisent chaque semaine des manifestations pacifiques réunissant des Palestiniens, des Israéliens et des internationaux.
Et les conférences ci-dessus citées ont pour objet d’étendre la lutte populaire non-violente, de resserrer les liens avec les mouvements internationaux de solidarité et de trouver de nouvelles voies pour renforcer et soutenir la lutte. Dans ce cadre ont été organisées régulièrement des visites dans d’autres villages ou lieux de résistance populaire comme la vallée du Jourdain (ce qui a permis de découvrir l’état de déréliction de ses habitants contraints de vivre sur 5 % de leur territoire de 1967, dans des conditions indignes et d’extrême misère), comme dans des quartiers de Jérusalem-Est, Bethléem, Hébron, Qalqilya, Tulkarem, etc.
Un comité de coordination de ces luttes a d’ailleurs été institué au printemps 2009 lors de la 4e conférence internationale. C’est une grande majorité d’organisations de la société civile palestinienne qui a lancé un appel à la campagne boycott-désinvestissement-sanctions aux hommes et femmes de conscience du monde entier en 2005, appel qui fait partie de la résistance générale à l’occupation.
En partant d’un combat contre l’érection du Mur, cette lutte, aujourd’hui, tend à contrecarrer la politique israélienne de colonisation de la Cisjordanie.

Sans doute aucun, c’est devant le tribunal de l’Histoire que devra comparaître un jour l’État israélien.

Emad Burnat et Guy Davidi,
Cinq caméras brisées,
Alegria, Guy DVD et Burnat films, 2012, 90 mn

Collectif, Justice pour la Palestine !
l’Herne, 2013, 200 p.

Norma Marcos,
Fragments d’une Palestine perdue,
MMP Production, 2011, 1 h 15.

Jean-Marie Tixier,
L’Écartèlement algérien,
Éditions libertaires, 2012, 246 p.

Achaïra du 18 avril 2013
Version abrégée lors de l’émission

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