Ne pas savoir que l’on ne sait pas

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Le livre Philosophie de l’anarchie est l’aboutissement d’un colloque d’universitaires libertaires qui s’est tenu à Lyon en mai 2011 et qui ne comportait pas moins de vingt-trois participants. C’est un ouvrage, nous semble-t-il, qui n’est pas à la portée du premier militant de base venu puisque l’ignorance relative − quant à la problématique traitée − de la majorité des lecteurs pressentis excède de très loin la culture philosophique nécessaire pour comprendre les enjeux de ce travail. Si, généralement, nous savons que nous ne savons pas grand-chose, ce n’était pas le cas du Simplicissimus de Grimmelshausen qui déclarait : « Oui, j’étais si achevé et parfait dans l’ignorance qu’il m’était impossible de savoir que je ne savais rien du tout. »

Mais ne pas être au fait d’un questionnement quelconque n’est pas une raison suffisante pour ne pas y aller mettre son nez − et tout particulièrement quand il s’agit de philosophie −, ne serait-ce que pour y constater que ça jargonne hautement et de façon variée. Mais n’est-ce pas toujours le cas quand des gens de même métier se rencontrent, qu’ils soient typographes, adeptes de musique concrète, spécialistes de la théorie des cordes ou philosophes ?
Un exemple :
« La dialectique de la conciliation se pervertit en sa sujétion hiérarchique, en sa configuration archique, dès lors qu’elle poursuit une identité unitaire entre être et monde dont le caractère dicible dépend de la compétence du sujet hégémonique, que ce soit dans la pensée ou dans la pratique, dans la dictée des règles du jeu, celles qui tracent à l’avance le chemin de la libération. » Salvo Vaccaro, « Critique de l’ontologie étatique et devenir-anarchie », p. 109.
Sans doute est-il vain de s’interroger sur la quasi-illisibilité − pour nous − de certains textes de l’ouvrage. Nous dirons quand même que la difficulté d’exposer clairement des sujets complexes n’explique pas tant d’obscurité. Et nous ne pouvons pas penser qu’il y a là une volonté d’être hermétique pour se montrer savant, un peu à la façon des médecins de Molière. Il n’empêche que nous ne cacherons pas notre dépit de ne pouvoir aller plus avant.
Aussi s’intéressera-t-on d’autant plus au propos optimiste d’Annick Stevens quand elle écrit que la philosophie a beaucoup à apporter aux militants anarchistes. Encore plus quand elle déclare que « les militants ont beaucoup à apporter aux philosophes ». Faudra-t-il cependant qu’Annick, dans un futur et clair discours, nous convainque et nous précise ces points de vue et les développe.
En attendant, que pouvons-nous − nous qui manquons donc de ce bagage philosophique − retirer d’un tel livre ? Car nous sommes confrontés à des articles d’universitaires écrits pour des universitaires dans une langue d’initiés avec par moments, certes, des textes plus abordables.
Pour Annick Stevens, anarchisme et philosophie sont deux activités à dissocier et à replacer « d’une autre manière dans une relation d’utilité réciproque ».
Pour elle, la philosophie est un outil de compréhension intellectuelle s’appliquant à tous les domaines avec des exigences et des propositions au service de tous :
« D’une manière générale, la démarche philosophique exige la plus grande lucidité sur ce qu’il est possible de démontrer ou de prouver et sur ce qui reste irrémédiablement de l’ordre du choix, parce que indécidable par un raisonnement théorique. »
Quant à l’anarchisme, il présente deux aspects, une partie théorique et une partie pratique ; c’est une politique, c’est une philosophie politique, c’est une réflexion pratique.
Nous retrouverons dans d’autres contributions moins philosophiques de ce livre différentes réflexions sur la « théorie » et sur la « pratique » des libertaires.
Tomás Ibáñez expose la réflexion d’un militant, observateur de longue date du mouvement libertaire, qui s’interroge sur les pratiques en fonction de l’évolution des esprits que stimule le temps.
Pour Tomás, l’anarchie − ou l’anarchisme − est « un type d’être constitutivement changeant ». « Elle ne peut pas être elle-même si elle ne varie pas. » N’en existent pas moins des facteurs d’inertie et de résistance au changement :
« Le déjà fait, l’acquis si l’on veut (histoire, expérience, écrits, etc.) ferme plus de voies de développement qu’il n’en ouvre, et immobilise plus qu’il n’impulse et qu’il ne dynamise. »
On verra là une critique implicite des différentes organisations ou regroupements anarchistes.
Cependant, parmi les différents changements, Tomás Ibáñez note, au cours des années autour de Mai 68, « la très forte expansion de l’anarchisme en dehors des frontières du mouvement anarchiste » à proprement parler, en dehors des organisations. Ce qu’il nomme « l’anarchisme extra-muros ». Cette réalité n’est certes pas nouvelle, mais il semblerait qu’elle se soit encore accentuée ces dernières décennies. Si le débordement libertaire était jusqu’alors le cas d’artistes et de littérateurs, autrement dit de gens venus du monde de la culture, cette expansion toucherait maintenant les luttes actuelles de militants qui ne se réclament en aucune façon d’un anarchisme spécifique, mais qui, au contraire, repoussent l’idée que l’on pourrait les confondre avec les anarchistes ; du moins qui en ignorent largement l’existence ou qui ne veulent pas se laisser enfermer dans cette seule identité. On pourra par ailleurs s’interroger sur le pourquoi de ce « rejet des anarchistes » et ne pas repousser la question comme le fait Abad de Santillán cité dans une autre partie de ce livre.
Sans doute aucun, c’est sur le socle de la résistance à la domination que repose essentiellement l’anarchisme, quel qu’il soit, ce avec une étroite liaison entre l’action et l’idée, l’une fécondant l’autre dans un va-et-vient perpétuel. Ce que Tomás nomme la « symbiose ».
À quoi il faut rajouter une ouverture à la pensée critique moderne qui nourrit l’anarchisme de nouvelles formulations. Ce qui amène Tomás Ibáñez à définir ce qu’il nomme un néo-anarchisme, qui n’est pas une étiquette identitaire, qui ne se rattache plus à un seul sujet révolutionnaire mais à différents groupes discriminés ou stigmatisés, ce dans un éclatement des luttes contre la domination, contre toutes les dominations.
Il cite le zapatisme, l’altermondialisme, les « indignés » divers à travers le monde, etc.
Toutes ces luttes se caractérisant par des méthodes de décision et des modalités d’organisation proches de l’anarchisme.
L’anarchisme qui change, c’est un anarchisme qui lutte et qui innove et ne se contente pas de répéter un acquis plus ou moins figé.
En passant, et parce que le thème nous est sensible, nous noterons au moins deux fois le terme d’« anarchisme non-violent » ou encore celui d’« anarcho-pacifisme » qui ne nous convient guère. Cela montre du moins qu’une idée a fait son chemin, incarnée de multiples façons. Occurrences qui nous rappellent d’autres temps moins propices où était affirmé péremptoirement que le problème de la violence était un faux problème, maintenant devenu question problématique pour un intervenant du colloque :
« À ce moment [pendant le révolution] émerge naturellement une question fondamentale qui est devenue problématique au sein de l’univers anarchiste. Si les moyens ne se séparent pas de la fin, quelle place accordons-nous à la violence ? Certes, Proudhon déclarait dans l’Idée générale de la révolution qu’il voulait que la transition à une société socialiste soit pacifique. Il était néanmoins conscient que “ si le gouvernement oppose la violence à nos sociétés ; s’il nous interdit le travail, l’échange et la communication. Ah bien ! Préparez-vous à la guerre ; voilà mon denier mot ”. Ainsi l’échec des révolutions des années 1848-1849 en Europe va contribuer à la diffusion des pratiques insurrectionnelles chez les nouvelles générations de militants. Mais ce sera à partir du congrès de Londres en 1881 que l’action violente sera théorisée, notamment par Kropotkine, sous le nouveau terme de “ propagande par le fait ”.
« En revanche, même si l’action violente fut adoptée par les anarchistes, elle ne deviendra pas une notion absolutiste et définitive. Malatesta, partisan d’un modèle de changement social de type insurrectionnel, n’oubliait toutefois pas le principe de la continuité entre les moyens et les fins. En 1924, il écrit : “ S’il fallait pour vaincre dresser des potences sur les places publiques, je préférerais encore perdre. ” Cela signifie que les anarchistes n’ont à aucun instant de leur histoire soutenu que tous les moyens étaient bons pour promouvoir la révolution. L’adoption de pratiques violentes fut un mal qui parut néanmoins nécessaire sous certaines conditions historiques et sociales. Bien qu’inscrite dans une continuité historique, elle ne s’intègre pas à la continuité philosophique de l’anarchisme. La violence anarchiste n’est point un à priori méthodologique mais il s’agit bien plutôt d’une réaction naturelle contre la violence étatique. » Nikos Maroupas, « L’action anarchiste, une notion pragmatiste ».
Une chose nous a étonné cependant, parce que nous l’associons au problème de la violence, c’est que, dans ce livre, les questions d’éthique ou de morale ne soient pas abordées, ou si peu ; nous pensions naïvement que la philosophie englobait ces questions.
Mais ce n’est pas une raison suffisante pour ne pas ouvrir l’ouvrage car vous y trouverez sans doute ce qui m’a échappé. Ce qui n’est pas peu dire.
Allez ! La nuit que vous abordez vous rendra sûrement philosophes.

Collectif, Philosophie de l’anarchie,
théories libertaires quotidiennes et ontologie,
Atelier de création libertaire, 2012, 464 p.

Achaïra, 28 juin 2012

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