Entre de mauvaises mains

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Vous qui m’écoutez, qu’avez-vous lu en fin d’année 2011 et en ce début d’année 2012 ? Les bandes dessinées offertes à vos enfants ou à vos petits-enfants ? Un roman ? Moi, j’ai lu un polar. Mais si ! La Grande Fenêtre de Raymond Chandler, édité en 1988, chez Folio Gallimard. L’édition américaine date de 1949. Ne me demandez pas de vous raconter l’histoire, je l’ai déjà oubliée. Mais j’ai noté un court passage que j’ai été bien étonné de trouver là. Je vous le donne :

« Ce qu’il y a d’embêtant avec les révolutions, c’est qu’elles finissent toujours par tomber dans les mauvaises mains. » C’est écrit à la page 144.
Je vous laisse en discuter.
Je n’ai pas lu qu’un polar. J’avais sous le coude autre chose : James Guillaume, l’Internationale, documents et souvenirs (1864-1878), Société nouvelle de librairie et d’édition, en quatre tomes : 1905, 1907, 1909, 1910.
Le livre et le militant sont connus, mais sans doute ne lit-on plus ces ouvrages où pourtant, là aussi, il est question de révolution.
On y raconte, à la page 272 du tome I, que, à l’époque (et n’oubliez pas que nous sommes en Suisse), des carrés de papier grands comme la main avaient été placardés au coin des rues de Neuchâtel. Cette action aurait été l’œuvre de militants de l’Association internationale des travailleurs, appelant les autres travailleurs à s’organiser pour la justice sociale ; ces placards sur les murs mirent en émoi les bourgeois de l’endroit.
Ces nantis craignaient l’anarchie, le pillage, bref la révolution, nous dit l’auteur qui explique que la révolution, c’est la liberté de tous, l’égalité de tous et la destruction des institutions bourgeoises. Pour James Guillaume, le mot de « révolution » est choisi pour s’opposer à ceux d’« amélioration », de « réformes », etc.
Et c’est sûrement encore James Guillaume qui écrit plus loin :
« Or, il est évident qu’une œuvre aussi gigantesque ne peut s’accomplir ni en un jour ni en une année. Et […] que, pour qu’elle soit possible, elle doit s’accomplir du consentement de la majorité ; il serait insensé à une minorité de vouloir l’imposer de force. »
Donc, si on le suit dans cette conviction, il va falloir encore être très patient.
De justice et de patience, on en parle ailleurs.
Sans doute est-ce la raison qui m’a fait ouvrir un autre livre : La Longue Patience du peuple, 1792. Naissance de la République, Payot, 2008, 544 p. L’auteure : Sophie Wahnich.
J’aime bien ce titre : La Longue Patience du peuple.
Mais je n’ai pas trouvé dans ce livre ce que je cherchais. S’il y est question du peuple souverain, du peuple patiemment pétitionnaire, « amoureux d’une vie paisible », il y est dit aussi son grand besoin de justice.
Il y est dit également que ce peuple, quand il n’est pas écouté, pas entendu, peut se livrer à de grands carnages révélateurs de sa colère quand on l’oblige à rendre lui-même et rapidement sa justice souveraine.
Mais la révolution et le carnage ne sont pas à l’ordre du jour à chaque petit matin ; faute de mieux, on se contente de « réformes » et d’« améliorations », pour parler comme James Guillaume.
Il s’agit d’être réalistes, concrets, de gérer le quotidien !
Ainsi, en 1875, lors du congrès de la Fédération jurassienne, la question des « services publics » avait été mise à l’ordre du jour à la demande des compagnons belges. On trouve tout ça dans le bouquin de James Guillaume.
« Deux grands courants d’idées − dit le compagnon Schwitzguébel − se partagent le monde socialiste, l’un tendant à l’État ouvrier, l’autre à la Fédération des communes. L’État ouvrier, nous dit-on, administré par la classe ouvrière, aura perdu le caractère d’oppression et d’exploitation qui est celui de l’État bourgeois : il sera une agence économique, le régulateur des services publics. Mais toute cette administration se fera par l’intermédiaire de représentants : il y aura un parlement ouvrier, élu au suffrage universel ; il y aura une majorité qui fera la loi à la minorité ; l’État ouvrier devra posséder la puissance de faire exécuter la loi, de réprimer toute tentative de rébellion ; il aura un gouvernement, une force armée, une police, une magistrature, etc. » (p. 293, tome III).
Depuis cette époque, nous avons eu l’expérience du prétendu État ouvrier communiste et également la gestion de nos affaires par la social-démocratie plutôt impuissante devant le capitalisme financier international.
Quant aux services publics de chez nous, sont-ils encore au service du public ?
Cela nous conduit à un problème bien contemporain, celui des agents du service public, des fonctionnaires, qui entrent en désobéissance. Plus, même, des fonctionnaires enseignants deviennent des enseignants désobéisseurs et se posent alors, dans la foulée, la question de savoir si cette désobéissance on peut l’enseigner.
Enseigner la désobéissance, nous dirions que c’est enseigner la liberté, que c’est enseigner la justice, que c’est prendre en main nos propres affaires.
Enseigner la désobéissance, c’est remettre en question toutes les dominations qui entravent, c’est créer l’espace où s’exercera notre souveraineté qui n’est pas celle de l’isoloir, mais qui se vit dans la rue, au village, à l’usine, au bureau, dans la famille, etc.
Oui, quand bien même la révolution ne serait pas à l’ordre du jour, il s’agit de ne pas laisser tomber nos affaires entre de mauvaises mains, comme l’écrivait Raymond Chandler dans son polar.
L’isoloir, c’est l’abdication de notre souveraineté et, cette année, on va beaucoup voter, on va beaucoup abdiquer, on va donner carte blanche aux élus ; ou c’est tout comme.
Notre souveraineté passera en de mauvaises mains puisqu’elle ne sera pas entre les nôtres.

Achaïra, 12 janvier 2012

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