Dictionnaire de l’individualisme libertaire

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Voici un bouquin qui devrait intéresser les jeunes générations parce qu’il faut le dire : le courant anarchiste individualiste, en tant que tel, a disparu actuellement de la mouvance libertaire française, bien qu’il soit encore possible de trouver sa trace sur la Toile. A disparu en tant que tel, ai-je dit. Cependant, un certain nombre d’idées et de pratiques défendues par ce courant ont pénétré des individualités anarcho-syndicalistes, communistes libertaires, anarchistes sans qualificatif et autres militants ; de même, la société en général a été touchée au niveau de certains modes de vie. Par exemple quand des individus, femmes ou hommes, réclament la libre disposition de leur corps. Mais il faudrait revenir longuement sur ce point.

Quant aux anarchistes en particulier, je dirais que se déploie maintenant ce que l’on nomme par ailleurs un anarchisme sans adjectif (ni la question des néo-anarchistes ni celle des post-anarchistes ne seront abordées ici) ; un anarchisme sans adjectif, donc, qui va piocher ce qui lui convient où bon lui semble. Il n’y a rien là de très nouveau dans la galaxie libertaire : je me souviens de l’individualiste Louis Simon, gendre de Han Ryner, qui fréquentait le cercle de la Révolution prolétarienne. Nous connaissons la photo de Hem Day, individualiste non-violent, entouré des braqueurs de banques Durruti, Ascaso et Jover. André Arru, compagnon proche, « individualiste solidaire », participa à la recréation de la Fédération anarchiste. Charles-Auguste Bontemps, lui, se voulait individualiste et très « social ». J’en passe…
En publiant ce Dictionnaire, Michel Perraudeau fait rejaillir une source, l’anarcho-individualisme, renommé par lui « individualisme libertaire » ; le changement de pied permet sans doute d’ouvrir la porte à de nouveaux venus auxquels nous ne pensions pas forcément : Michel Onfray, Alain Jouffroy, Albert Camus, Raymond Borde, Alain Laurent, etc. Il veut donner ainsi une nouvelle jeunesse à une idée.
Donc, il s’agit d’un dictionnaire ; et un dictionnaire ne se lit pas de la première à la dernière page mais se consulte un peu au hasard ; ce qui peut rendre difficile une recension globale. Allons-nous énumérer ici les 320 entrées, les 75 notices biographiques et les 50 textes fondateurs ? Bien sûr que non !
L’écriture de l’ouvrage, vive et fière, commence avec un morceau de bravoure sur le mot « abstention » ; ainsi, très rapidement, une sorte de véhémence s’affiche pour dénoncer tous les travers des humains grégaires. Une neutralité de ton n’aurait peut-être pas nui à l’ouvrage, mais tout un chacun sait qu’un dictionnaire prend toujours parti, quoi qu’il veuille bien affirmer.
Et, tout au long de ce livre, une critique impitoyable, stirnérienne, va déferler en analyses des pratiques et des usages de notre temps. Une volonté de lucidité sans limites, systématique, va démolir implacablement des concepts comme « le bonheur » ou des valeurs que nous pensons positives comme « l’autogestion ». L’auteur se délecte à traquer toutes les fausses apparences, les usurpations et les impostures.
Attitude saine de prime abord mais qui, par son excès, débouche − nous semble-t-il − sur une trop grande dépréciation quasiment générale des « autres », sur une sorte de mépris qui va engendrer un pessimisme irrémédiable et la solitude de l’ego. Car pour qui se veut individualiste de cette manière, il n’y a pas à proprement parler de futur ; il ne s’agit pas, il ne s’agit plus de transformer le monde et de changer la vie. À quoi bon ! Seul compte le présent, un présent immuable dans un monde immobile, hors du temps historique, dans un « no future » très contemporain. En effet :
« Que nous importent les lendemains qui seront dans des siècles ! », déclare un Zo d’Axa.
Mais notre vision du propos énoncé dans ce livre est sans doute un peu trop sévère. Il est dit également que l’individualiste libertaire a le pouvoir d’innover en inversant les manières de faire, en renversant les perspectives, en délaissant les cimes « pour mettre en lien les racines » car « l’arbre le plus haut n’a jamais atteint le ciel ». L’image ressassée de l’individualiste égoïste est donc aussi battue en brèche :
« La compagnie voulue, le groupement affinitaire, la fédération choisie, l’association attendue permettent une efficience nouvelle, autre, différente de celle que l’individu atteint seul. »
L’accent est ainsi assez souvent mis sur le fait que l’individualiste libertaire n’est pas un égoïste au sens vulgaire du terme, mais qu’il cultive l’entraide avec toutefois la possibilité de se retirer du contrat quand ce dernier ne lui convient plus. Oui, il s’agit là d’un individualisme ouvert, point du tout étriqué ou recroquevillé sur lui-même. Si Max Stirner n’est pas suivi au pied de la lettre, il a été revisité et mieux lu.
Au fil de la lecture, nous nous plaisons à noter que l’auteur renoue avec E. Armand et avec Han Ryner quand il écrit : « S’il fait le choix de la violence, des armes, l’individu demeure l’éternel perdant. »
Mais − c’est un point de détail −, nous comprenons difficilement le déséquilibre, l’étrangeté de traitement entre Léo Campion, le chansonnier, et son copain Hem Day. À ce dernier, le Dictionnaire ne consacre que trois lignes pour mettre en exergue une anecdote : Hem Day, dans sa jeunesse, pour marquer son opposition à son père boucher, distribuait des tracts végétariens devant la boutique paternelle ; mais, par la suite, nous pouvons témoigner qu’il se distingua comme un sacré carnivore. Ce qui n’est pas dit, c’est l’infatigable activité de Hem Day, sur plusieurs décennies, vouée à la publication de brochures et de livres défendant l’individualisme anarchiste et la non-violence.
Parmi les biographies publiées, certaines sont quelquefois un peu incertaines et rapides ; exemple : celle de Victor Serge « renvoyé vers la Russie » après cinq années de prison en France. C’est faire l’impasse sur Barcelone, lieu choisi par Serge après sa détention. La Russie fut un choix également après son adhésion au Parti communiste quand il intégra l’organisation bolchevique de ce pays.
Quant à Henry David Thoreau, il n’a jamais été partisan de la non-violence, il fut seulement le promoteur de l’idée de désobéissance civile par un texte devenu célèbre. Il a par contre défendu John Brown et ses fils, partisans d’une insurrection armée contre l’esclavage et qui furent pendus.
Un autre détail à propos du Manifeste des seize. Eh bien, ils n’étaient que quinze, le seizième supposé n’était en réalité que la localité d’Hussein Dey, en Algérie, habitée par un des signataires.
Nous ne doutons pas que la seconde édition, en préparation, corrigera et amendera le premier volume sur ces points et sur d’autres.
Ce dictionnaire innove en donnant des « textes fondateurs » et une bibliographie ; à cette dernière, nous proposerons de rajouter au moins deux titres. Il s’agit de :
Actes du colloque Han Ryner, suivi de l’Individualisme de l’Antiquité de Han Ryner, coédition CIRA de Marseille/Les Amis de Han Ryner, 2003, 250 p.
Jean-René Saulière dit André Arru, un individualiste solidaire (1911-1999) de Sylvie Knœrr et Francis Kaigre, coédition CIRA de Marseille/Les Amis d’André Arru, 2004, 416 p.
En fermant ce Dictionnaire, je me dis : « Voilà un individualiste très en révolte contre la société et contre le monde qui l’entoure, et qui ne se contente pas du tout de lui-même, à l’exemple de Thoreau, retiré dans sa cabane au fond des bois, certes brièvement. Ainsi, l’ermite de Walden n’a pas fait école. Attitude que nous n’irons pas reprocher à l’auteur de l’ouvrage, bien au contraire. »

Michel Perraudeau,
Dictionnaire de l’individualisme libertaire,
Éditions libertaires, 2011, 286 p.

Achaïra, 14 juin 2012

Ce contenu a été publié dans Chroniques 2012, Théorie. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *