Des idées nouvelles

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Dans une lettre, datée d’octobre 1873, adressée aux compagnons de la Fédération jurassienne, Bakounine écrivait : « Eh bien ! J’ai cette conviction que le temps des grands discours théoriques […] est passé. Dans les neuf dernières années, on a développé au sein de l’Internationale plus d’idées qu’il n’en faudrait pour sauver le monde − si les idées seules pouvaient le sauver −, et je défie qui que ce soit d’en inventer une nouvelle. Le temps n’est plus aux idées, il est aux faits et aux actes. »

On trouve cette citation chez Hanns-Erich Kaminsky, la Vie d’un révolutionnaire, Bélibaste, 1971, p. 315.
Loin de nous l’idée de contredire notre glorieux ancêtre, mais on peut essayer de nuancer ses propos de désillusion ou d’amertume au soir de sa vie : il mourra environ trois ans plus tard.
Sans doute, à vrai dire, peut-on affirmer qu’il n’y a pas souvent d’idées nouvelles qui jaillissent sous le soleil, mais il est à noter que, à certains moments de l’histoire, des humains, plus imaginatifs, plus spéculatifs que la plupart, parce qu’ils ont une réflexion autre, donnent un nom à des pratiques anciennes, à des faits, à des actions sans dénomination jusque-là, et qui restaient vagues et floues dans les têtes, justement parce qu’elles n’étaient pas nommées.
L’action restait comme isolée dans l’Histoire, non classée, non reliée à une autre.
Ainsi on n’aurait pas qualifié l’acte d’Antigone ou celui de Socrate de « désobéissance civile ». C’eût été anachronique.
Or les choses bougent quelquefois quand on les aborde autrement, quand on les associe de façon nouvelle, quand on les raccroche à d’autres, quand, en tournant autour d’une idée ou d’un acte, on crée un concept nouveau.
Les bricoleurs et leur boîte à outils savent que, devant une difficulté pratique, il suffit quelquefois de faire… autrement.
Je prendrai deux exemples dans les idées qui nous sont chères : Jusqu’à Proudhon, l’idée d’anarchie était synonyme de désordre, de pagaille, de confusion, etc. ; ce qu’elle est encore. En suivant la démarche intellectuelle qui lui est propre, Proudhon retourna l’idée en donnant un sens positif au mot « anarchie » et proposa une représentation mentale inédite. Il affirme ainsi en 1849, dans la Voix du peuple, que « le plus haut degré d’ordre dans la société s’exprime par le plus haut degré de liberté individuelle, en un mot par l’anarchie ».
Le hasard faisant bien les choses, la même année 1849 voit un certain Henry David Thoreau écrire son Civil Disobedience, la désobéissance civile. Oui, il inventait une formulation neuve à partir du simple refus de payer un impôt et après une seule nuit passée en prison. Et ce fait, unique et individuel, par le seul acte de le nommer, ouvrit des perspectives nouvelles à tout le mouvement des droits civiques au États-Unis et ailleurs par la suite.
Oui, il faut nommer les choses pour qu’elles existent vraiment et se développent. Mais « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde », écrit Camus dans l’Homme révolté :
« La logique du révolté est […] de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel. »
Et c’est dans son essai de 1944, Sur une philosophie de l’expression, paru dans Poésie 44 et concernant les travaux de Brice Parain sur le langage, que Camus résume ainsi l’idée profonde de Parain :
« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. Et justement la grande misère humaine qui a longtemps poursuivi Parain et qui lui a inspiré des accents si émouvants, c’est le mensonge. Sans savoir ou sans dire encore comment cela est possible, il sait que la grande tâche de l’homme est de ne pas servir le mensonge. » Citation que l’on trouve dans les Œuvres complètes, tome I, La Pléiade, p. 908.
On retrouve également chez Stig Dagerman, frère en pensée de Camus, frère au parcours si pareillement tragique et aux mêmes origines modestes, ce goût du « penser juste ».
Oui, il est important de dire que la parole a un pouvoir. Sans expression verbale, on sait que certains jeunes gens défavorisés, et quelques autres, n’ont pour s’exprimer que la violence brute.
Jean-Pierre Barou rappelle dans son opuscule Le Courage de la non-violence que l’avocat Gandhi, lorsqu’il défendait ses compatriotes en Afrique du Sud, et parce qu’il trouvait inadéquat le terme de « résistance passive », lança un concours dans son journal Indian Opinion pour trouver un mot plus neuf que le sanscrit ahimsa (respect de la vie, bienveillance). On lui proposa satyâgraha (force de la vérité).
C’est plus tard qu’apparaît le mot « non-violence ». Il semble que c’est Romain Rolland qui l’emploie pour la première fois, en 1924, dans son Mahatma Gandhi.

Pas d’idées nouvelles pensait Bakounine en 1873 ; et, en février 1875, dans une lettre à Élisée Reclus, il renouvelait le constat désabusé que le moment des révolutions était terminé. Il est vrai alors que les perspectives se présentaient sombres et encombrées.
Gaston Leval (1895-1978), grand connaisseur de Bakounine, et qui réfléchissait sur les désillusions de notre grand révolutionnaire, a, « à plusieurs reprises, condamné en termes sévères “la croyance en la possibilité du triomphe de la révolution sociale armée” ».
C’est ce que relève Jean Barrué préfaçant la biographie de Bakounine de Fritz Brupbacher (Bakounine ou le démon de la révolte, 1971). Jean Barrué se référait aux Cahiers de l’humanisme libertaire.
Bien sûr, Jean Barrué ne partage pas la position de Leval. Il écrit (pp. 196-197) : « Ce que dit Bakounine, c’est qu’en 1875, en pleine dépression révolutionnaire, avec des masses désorganisées, la révolution est impossible. »
Mais cela n’augurait rien de l’avenir. Pour autant, Jean Barrué se demande si Leval n’avait pas raison.
Se trouvera-t-il une jeunesse courageuse et curieuse pour se plonger dans l’œuvre de Leval et pour reprendre une discussion qui fera naître des idées nouvelles ?

Achaïra, 15 novembre 2012

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