Au pays de la Grande Harmonie

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Depuis moins d’une année, depuis les printemps arabes, les différentes dictatures du monde ont grand peur de leurs peuples ; et la bureaucratie néo-maoïste chinoise, en particulier, craint pour le maintien de son inénarrable « socialisme de marché ». En effet, maintenant que l’on a constaté l’efficacité déployée par les téléphones mobiles et autres nouveaux moyens de communication de la Toile, outils que la jeunesse manie avec dextérité, on comprend la panique qui s’est emparée des différentes tyrannies.
Il s’agit donc, pour ces dernières, d’empêcher l’information de passer, essentiellement sur les sujets qui les dérangent : je veux parler des récentes avancées démocratiques qui se firent quasiment sans violence en Tunisie et en Égypte, beaucoup plus militaires en Libye, plus difficilement appréciables au Yémen ; en Syrie, la répression sanglante d’un peuple pacifique atteint des sommets…
Aussi, en Chine, un Bureau d’harmonisation des mots-clés fait-il barrage informatique à certains vocables qui pourraient donner des idées de révolte au bon peuple. Ce Bureau d’État sur l’information fait de son mieux pour filtrer… les informations.
Quels sont donc ces mots si redoutés, si dangereux pour le pouvoir rouge ?
– Tian’anmen, Tibet, droits de l’homme, Tunisie, Libye, jasmin, oui ! Jasmin.
– Grève, un vocable qui peut annoncer un futur « printemps ouvrier » et qui nous rappelle que la lutte de classe perdure…
– Syndicat indépendant, syndicat détaché du prétendu « parti du prolétariat ». En avril 1989, lors des premières manifestations sur la place Tian’anmen, des unions autonomes ouvrières furent lancées, un peu à la façon de Solidarnosc en Pologne.
– Vengeance, quand la pauvreté et la rancœur se font agressives, quand le peuple se fait justice lui-même, directement, avec férocité, contre les nantis et leurs chiens de garde.
– Émeute, migrant (les fameux deux cents millions de « mingong » évoqués dans une précédente chronique).
– Blog, à noter que sur environ deux cents millions de blogueurs, une bonne minorité s’ingénie à briser la Grande Muraille du mensonge. Il y aurait en face 40 000 cyberflics en activité. Par ailleurs, à Pékin, serait mis en place un système pour localiser à tout moment les utilisateurs de téléphones portables.
– Luxe et mafia, les deux vont ensemble. Selon des études de marché, les produits de luxe d’importation devraient, dans les dix ans à venir, atteindre les 44 % des ventes mondiales. Et à qui cela profite-t-il ? À la bureaucratie rouge et aux nouveaux capitalistes privés encore sous contrôle du parti.
– Bagne, goulag, laogai, laojiao ; ce sont des spécialités « communistes ». Sur les 50 millions de Chinois qui y séjournèrent, plus de 20 millions y laissèrent la vie. Il s’agit pour la clique au pouvoir de régner par la terreur, par la peur. Ce dernier mot est également à chasser de la Toile car le peuple peut avoir l’idée qu’elle change de camp.
– Mao tsé-toung car la pensée du Grand Timonier peut être retournée contre le parti actuel.
– Démocratie. Si la dictature, c’est ferme ta gueule, la démocratie, c’est cause toujours. Pour autant, l’idée démocratique inquiète la mafia rouge.
– Plainte : il y a un bureau pour cela comme au temps de l’Empire mandchou.
– Taiping : la « grande égalité » ; il s’agit de ces paysans révoltés, partisans d’un communisme radical, qui chassés de leurs terres par la misère prirent Nankin en 1851. Vraiment un mauvais exemple !
– Avenir, eh bien ce sont les lendemains qui chantent remis à beaucoup plus tard.
– Bonheur : « les citoyens, las de rechercher leur bonheur individuel dans l’obéissance et les sacrifices, risquent alors de le trouver collectivement dans la rébellion. »
– Stress : les cyberpleurnicheries sur le stress seraient de grossières provocations antipatriotiques destinées à démoraliser la population. Ne parlons que de la bonne fatigue !
– Religion. « C’est le soupir de la créature opprimée. » Or la Chine est plongée dans une « détresse générale » avec un retour massif du religieux qui devient une menace pour les « communistes ». Falungong, taoïstes, bouddhistes, sectes évangéliques, tous prospèrent.
Ainsi, tout internaute qui cherche ce qu’on lui cache verra un barrage informatique s’afficher sur son écran : « Selon les lois en vigueur, votre recherche ne peut aboutir. »
Mais qui sont ces surfeurs curieux ? Eh bien, ce sont ceux que l’on nomme maintenant la « jeunesse éduquée » ; éduquée et moderne mais privée pour sa plus grande majorité du bel « avenir radieux » que lui promettait le capitalisme rouge d’État : le nombre de diplômés réduits au chômage ne cesse d’augmenter.
Ces mesures de rétention se révèlent bien sûr insuffisantes à maintenir l’ordre social – ce que la bourgeoisie « communiste » nomme sans rire « l’harmonie sociale » –, aussi des moyens policiers supplémentaires ont-ils été multipliés pour lire les courriers, écouter ce qui se dit sur la Toile, pour ficher, emprisonner ou faire disparaître les individus qui seront jugés inquiétants. On vous le dit, un vent de panique souffle dans les hautes sphères…
Cette jeunesse, à la recherche de la liberté et de la justice sociale contre la volonté de domination d’une mafia aux commandes, serait-elle le premier « sujet révolutionnaire » avant tous les autres ? Sans doute, mais la jeunesse n’a-t-elle pas été cela de toute éternité ?
Indépendamment de ce mouvement juvénile, il faut signaler en Chine des « incidents de masse », c’est-à-dire tous les actes d’« indocilité collective », et rajouter des grèves très dures, des manifestations de rue, des actions de désobéissance civile et des émeutes violentes encore plus violemment réprimées.
Mais – oh stupeur ! –, alors que nous tournons la dernière page, on nous annonce que cette liste de « vocables à bannir de la Toile en Chine », eh bien, c’est tout simplement un canular : un cyber hoax. Un faux, quoi ! Or, à la réflexion, ce « faux » semble être plus vrai que la pseudo-réalité que les dirigeants chinois veulent bien nous montrer. Aussi, avant d’éteindre votre lumière, avant que le sommeil ne poursuive son travail de méditation, je vous conseille ce petit bouquin très agréable à lire et que les auteurs ont dû prendre plaisir à composer. C’est très bien fait.

Hsi Hsuan-wou et Charles Reeve, les Mots qui font peur,
vocables à bannir de la Toile en Chine,
L’Insomniaque, 2011, 112 p.

Achaïra, 3 novembre 2011

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