L’écriture et la vie

 Trois écrivains de l’éveil libertaire :
Stig Dagerman, Georges Navel, Armand Robin

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Les Éditions libertaires et À contretemps (vous savez, ce bulletin bibliographique qui n’a pas de prix, juste des frais) nous avaient déjà gratifiés de parcours militants exceptionnels avec D’une Espagne rouge et noire, entretiens avec Diego Abad de Santillán, Félix Carrasquer, Juan García Oliver et José Peirats. C’était en 2009.
Les trois personnages maintenant présentés ont été sans doute moins militants que les premiers ou, plutôt, ils l’ont été d’une autre manière avec l’écriture en première place.

Stig Dagerman, le Suédois (1923-1954), devint sans doute écrivain pour conjurer de son esprit la mort qui frappa très tôt ses proches à plusieurs reprises ; pour dire aussi sa douleur et consoler sa solitude. Il trouva à la SAC, l’organisation anarcho-syndicaliste que lui fit rencontrer son père – un ouvrier poseur de rails, une communauté solidaire et généreuse. Avec l’enthousiasme de ses 20 ans, il écrit alors dans Storm (« la Tempête ») et dans Arbetaren (« le Travailleur »). Il y forgea son style, sa manière, y apprit la polémique et surtout affina son goût de « penser juste ».
En quatre ans, il publia quatre romans, quatre pièces de théâtre, des nouvelles et des centaines d’articles. Puis ce fut le silence. Et très vite le suicide, jeune.
Dire qu’un rapide succès éditorial et un consentement aux valeurs de la réussite l’auraient amené à se trahir lui-même, le conduisant à sa perte, serait ne pas nuancer son parcours. Il vaut mieux avancer qu’à un certain moment la « force de ses mots » ne put plus s’opposer à la force du monde qui mange les humains. On retiendra un texte testamentaire : Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Oui, il y a chez Dagerman la recherche d’une consolation désespérée dans un monde où il pensait être arrivé trop tard.
Dagerman fut fidèle à un anarchisme qui alliait sa solitude à la solidarité, son individualisme au collectif, un pessimisme existentiel à l’histoire ouvrière où le possible est imaginable.
On notera un magnifique entretien avec Philippe Bouquet, traducteur de Dagerman, que rapportent Freddy Gomez et Monica Gruszka ; ces propos recueillis sont particulièrement éclairants sur l’écrivain et son œuvre. À noter également trois textes de grande qualité que donne plus loin Philippe Bouquet, textes d’une très grande force de pénétration et de fine analyse pour comprendre la vie si brève de Dagerman.
Par ailleurs, Louis Mercier et Thierry Porré rappellent dans cette livraison ce que fut la SAC et ce qu’elle est encore.

Georges Navel (1904-1993).
Fils de prolétaire comme Dagerman, Navel prend conscience au sortir de l’enfance, avec un rejet viscéral, que ce monde désenchanté qui lui est offert est vraiment le vrai monde, d’enfermement à l’école, à l’usine et aussi en prison ; un monde qu’il n’accepte pas et qu’il lui faut fuir pour se retrouver en lui-même. Ainsi, toujours sur le départ, cueilleur de lavande, jardinier, ramasseur de sel, terrassier, il roulera sa bosse en tous lieux pour échapper à sa condition ; il devient pourtant ajusteur, connaît l’usine et la ville vécue comme un désert. Il finira sa vie comme correcteur d’imprimerie.
Comme Dagerman, il trouva sa consolation dans la chaude fraternité des libertaires qu’il fréquente alors : les syndicalistes, les communistes (anarcho) et les individualistes. Curieux de tout, il prend même, pour un temps court, sa carte au parti communiste (ce qui lui fut souvent reproché :
« On découvre énormément de choses quand on n’a pas peur de se tromper », écrit-il dans Sable et limon.
Pendant sept ans, il vivra insoumis au service militaire avec les papiers d’un copain.
En 1938, il ira combattre en Espagne, mais y séjournera moins de deux mois à la suite d’une insolation.
Lui, le grand bouquineur qui détesta l’école, alors qu’il ratissait la cour de gravier d’un bourgeois, fait la rencontre d’un homme qui l’aiguille vers le philosophe Bernard Groethuysen ; c’est ce dernier qui l’incitera à écrire en échange d’informations sur le travail des mains, sur l’« intelligence ouvrière ». Après quelques tâtonnements, Navel trouvera une forme à sa convenance : le récit à sa façon qui accompagne une réflexion sur la vie ouvrière.
Et également sur l’espérance révolutionnaire.
Lucide, il écrit : « Il n’y a pas de coup de baguette magique, la vie ne se transforme pas du jour au lendemain, à coup de révolution. Les régimes changent, mais les hommes changent très peu, le problème social n’est qu’une partie du problème humain. » (Sable et limon.)
Il estime avoir découvert, très tard, « un principe de bonheur dans la pensée, la méditation, la songerie, la réflexion, qu’on appelle comme on voudra ce travail d’esprit, de création, de miroitement de la vie que fait n’importe qui, en allant seul, en marchant tranquille ». (Travaux.)
Ce volume nous offre généreusement un échange épistolaire familier avec l’ami Claude Kottelanne.

Armand Robin (1912-1961).
Né de paysans bretons pauvres et illettrés, Robin fut un écolier extrêmement brillant mais trop insolent – et c’est peu dire – pour que s’ouvre à lui une carrière universitaire. Lui qui n’apprit le français qu’à l’école finit par maîtriser un certain nombre de langues principalement finno-ougriennes et ouralo-altaïques, puis le russe et le polonais. Il s’initie ensuite au hongrois, à l’arabe, au chinois, au gallois, au flamand, au slovène, au macédonien, au géorgien, au tchérémisse des prairies, au bulgare, au suédois, au kalmouk, à l’allemand, à l’anglais, à l’italien, au japonais et à… encore d’autres.
En 1933, voyage en Allemagne puis séjour en URSS où il travaille dans un kolkhoze.
En 1937, il écrit : « Il faut par ailleurs se contraindre à proclamer que la plus juste, la plus attentive des révolutions ne profite qu’aux pires éléments et n’atteint pas ceux-là seuls qui en sont dignes, qui seuls la justifient. »
Sous Vichy, il est engagé au service des écoutes radiophoniques en langues étrangères où il développe son impertinence et multiplie ses provocations tout en livrant un double de son travail à la Résistance. Il écrit à la Gestapo pour dénoncer ses crimes tout en s’honorant d’apprendre l’hébreu. Pris pour fou, il ne sera pas poursuivi.
« Écouteur », telle sera désormais son occupation professionnelle pour dénoncer ce qu’il nomme la « fausse parole » de la propagande.
En 1945, il adhère à la Fédération anarchiste tout en cultivant comme Dagerman et comme Navel un certain retrait car « seule l’âme solitaire est dialogue avec l’esprit de vérité ». Insoumis définitif et « traducteur non traducteur » de poètes, poète lui-même, les publications d’Armand Robin sont innombrables.
Allez donc l’écouter sur le site de l’INA !
Georges Brassens raconte que Robin avait pris l’habitude de téléphoner tous les soirs au commissaire de son quartier et, après lui avoir décliné ses propres nom et adresse, lui déclarait : « Monsieur, j’ai l’honneur de vous dire que vous êtes un con. » Il mourut mystérieusement après un séjour dans ce commissariat.

À contretemps, L’écriture et la vie.
Trois écrivains de l’éveil libertaire :
Stig Dagerman, Georges Navel, Armand Robin,
Les Éditions libertaires, 2011, 336 p.

Achaïra, 15 décembre 2011

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