Des idées dont il faut se défaire

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Quand la militance nous amène à tenir table de presse, souvent il nous est demandé ce que nous avons à proposer pour se faire une idée élémentaire de l’anarchisme ; de plus, on nous demande quelque chose de court et de pas cher. À tout hasard, on avance, parmi les plus récents opuscules, l’Ordre moins le pouvoir de Normand Baillargeon, l’Anarchisme en Europe de Gaetano Manfredonia, ou bien encore le numéro 7 de la revue Réfractions, intitulé « Entrée des anarchistes », avec sa « Petite histoire des anarchistes » de Marianne Enckell qui court de page en page. Vous pouvez d’ailleurs aller la lire sur la Toile. Il en est bien d’autres. L’intérêt du petit bouquin de Philippe Pelletier, c’est de prendre le lecteur en quelque sorte à rebours de ce qu’il croit savoir à propos des idées qu’il a passivement reçues sur ce qu’est l’anarchisme et surtout sur ce qu’il n’est pas.
Oui, il y a des idées sur l’anarchisme dont il faut se défaire : celle sempiternelle du poseur de bombes, assassin de surcroît. On veut nous faire croire que l’anarchisme serait par essence terroriste ; image bien trop restrictive et plutôt mensongère que certains ont tout intérêt à maintenir et à propager mais qui porte cependant sa part de vérité historique.
Pourtant, on s’étonnera de la pérennité de cette idée reçue, l’anarchisme venant bien loin derrière quand il s’agit de comptabiliser les attentats macabres parmi tous les autres courants politiques, qu’ils soient nationalistes, révolutionnaires en tous genres, indépendantistes, religieux islamistes ou chrétiens, etc. Sans compter les différentes formes de terrorisme d’État, de tous les États.
C’est Proudhon le premier qui donna une idée positive de l’anarchisme tout en cultivant, dans un même mouvement, un vocabulaire équivoque : l’idée que l’anarchisme, c’est aussi le chaos et le désordre, du moins la contradiction. Et, là encore, il n’avait sans doute pas complètement tort.
Pour Proudhon, qui pratiquait une dialectique des contraires, il va de soi que du chaos peut sortir, en effet, un ordre libre et juste.
On sait que l’ordre excessif tue la vie et que trop de rationalité assèche l’esprit. Les scientifiques en ont fait l’expérience ; les artistes et les poètes le savent profondément. Avancées et découvertes d’un genre ou d’un autre jaillissent souvent de l’irrationnel, du désordre ou du chaos ; le « nouveau » ne survient souvent que par erreur, par tâtonnements, par accident, par hasard, etc.
Parmi les idées reçues, on pense que les anarchistes sont naturellement violents.
Dernièrement, le cercle libertaire Jean-Barrué a participé à une courte action en collaborant avec art112 – pour en savoir plus sur art112, tapez ce mot sur la Toile – ; il ne s’agissait que de déposer un objet insolite sur une place publique et de distribuer des tracts contre les centres de rétention pour étrangers et, en particulier, contre le centre de rétention bordelais qui fut incendié il y a presque trois ans.
La presse, c’est-à-dire le quotidien Sud-Ouest, à notre étonnement, s’en est fait l’écho de façon neutre et parfaitement objective ; on ne dira pas sympathique, mais…
Nous avons cru voir là qu’il était possible aux médias de donner une image autre que négative des anarchistes et de leurs actions et que l’expérience méritait réflexion.
Nous savons, certes, que le qualificatif d’« anarchiste » est lourd à porter et que c’est quasiment un défi. Certains d’entre nous, au cours de notre histoire, ont tenté de remplacer ce mot par celui de « libertaire », mot très beau sans doute mais que nous empruntent assez souvent des gens qui ne sont que très peu libertaires. On essaya également le terme d’« acrate » mais sans grand succès. Alors ?
Alors, acceptons le défi ! Soyons anarchistes !
Mais il faut revenir au petit livre de Philippe Pelletier qui écrit que l’anarchisme n’est pas une théorie confuse, hétéroclite et impuissante à changer le monde mais que c’est une idée plurielle, riche et variée.
Que, si le refus de l’autorité – garante de l’ordre, dit-on – est si mal perçu, c’est parce que les pouvoirs divers privilégient l’obéissance alors que l’apprentissage de la désobéissance devrait encourager la légitimité de la conscience personnelle plutôt que la légalité institutionnelle.
Et il faut rajouter que l’anarchisme n’appartient pas aux seuls anarchistes. Ainsi certaines personnes font-elles de l’anarchisme sans le savoir comme un certain monsieur Jourdain faisait de la prose en l’ignorant.
Dans l’anarchisme, nous dit Pelletier, on ne fait pas la synthèse entre deux termes opposés ou contradictoires, on maintient les deux en cohabitation. C’est comme dans une pile électrique, pour que le courant passe, il faut maintenir les deux pôles, le positif et le négatif.
Ainsi, pour notre auteur, l’anarchisme serait une tension permanente entre liberté et autorité, entre individu et collectif, entre spontanéité et organisation, entre violence et non-violence, entre éducation et révolution, entre majorité et minorité, entre nature et culture, etc.
Pour Pelletier, « l’anarchie – en tant qu’état social – n’est donc qu’un horizon qui recule sans cesse ».
Si l’anarchie c’est l’absence de gouvernement, absence d’autorité, encore faut-il s’entendre sur les mots : l’autorité sur un enfant peut lui être bénéfique. Mieux, l’anarchisme repose sur des règles, « oui, sur des règles » librement consenties.
Les anarchistes, ce ne sont pas quelques casseurs qui vont briser des vitrines en fin de parcours de manif, mais ça peut l’être ; les anarchistes, ce sont aussi les constructeurs de collectivités dans l’Espagne de 1936, ce sont les innombrables constructeurs d’écoles, de Bourses du travail, de syndicats, d’athénées, de coopératives, de mutuelles ; ce sont des éducateurs qui firent avancer les idées sur l’hygiène, la sexualité, etc.
S’il y a un destructeur essentiel, c’est bien le capitalisme avec le soutien de l’État qui détruit la planète sans doute de façon irréversible par goût du pouvoir et pour un simple profit financier.
Sur l’idée reçue de la violence anarchiste, il faudrait entrer dans une longue discussion sur les moyens pour atteindre cette fin : l’anarchie. Par ailleurs s’ouvrira une autre discussion sur les démarches à adopter pour la résolution des conflits, problème qu’il ne faut pas évacuer.
Les illégalistes anarchistes font également partie des idées reçues où on nous enferme. La réalité historique, une fois de plus, n’est pas fausse, seulement partielle et limitée. Mais cela permet d’ouvrir un autre débat non pas sur l’illégalisme, mais sur l’illégalité assumée dans une action quand on est convaincu de sa légitimité.
À propos de révolution, Pelletier précise qu’il ne faut pas la confondre avec l’insurrection ni avec le coup d’État façon léniniste mais que c’est la conséquence d’un long mûrissement de la société tout entière.
Quant à la démocratie, les anarchistes ne sont pas à proprement parler pour cette option : ils ne sont pas partisans de signer des chèques en blanc à des représentants inamovibles.
Tout ne sera pas recensé dans cette simple chronique, mais une dernière idée reçue à propos des anarchistes : « Ils sont jeunes et ça leur passera ! » Acceptons cette idée.
Il nous suffira donc de rester jeunes encore assez longtemps !
Dans ce petit bouquin, je pense que celui qui ne sait rien de l’anarchisme trouvera toutes les pistes pour aller s’informer plus avant, mais j’ai trouvé que la présentation était un peu… chaotique, désordonnée. Il fallait s’y attendre, non ? Une amie me téléphone à l’instant pour me dire que ce petit bouquin est très bien.
Allez ! On se retrouve l’année prochaine…

Philippe Pelletier, l’Anarchisme,
Cavalier bleu éd., 2010, 128 p.

Achaïra, 29 décembre 2011

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