Un anarchisme sans dogmes

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Paru dans Le Monde libertaire, n° 1620, 27 janvier-2 février 2011.

C’est un recueil de textes éparpillés sur presque une cinquantaine d’années (1962-2009), déployant sur ce temps un cheminement intellectuel empreint d’une fidélité à un choix premier et maintenu : l’anarchie, qu’il critiquera comme archaïque et qu’il interprétera à sa manière avec le temps qui passe. Je vais vous décliner quelques thèmes.

L’absurdité du monde :
En 1963, c’était un questionnement camusien sur l’absurdité du monde et sur le suicide, mais l’homme absurde est « délivré de l’avenir […], son destin [donc] lui appartient » (p. 24).

La révolution :
S’il est impossible de ne pas se rebeller, pour autant, une critique d’une certaine idée de la révolution se fait jour dès 1964.
« … Je conçois mal qu’on puisse songer à faire une révolution sociale violente ayant pour but d’apporter un remède anarchiste aux maux dont souffrent les hommes. La seule voie qui me paraisse pleine de promesses et de fruits est de lutter partout, toujours, contre l’autorité et, si l’état de nos forces nous le permet, d’accomplir une révolution, violente ou non, ayant pour but, non pas de propager un communisme libertaire, mais de faire voler en éclats la réalité tangible de l’autorité… » (p. 17)
En 1964, toujours, Tomás écrit que « la révolution de papa est morte », pour autant, il réfléchit à un processus révolutionnaire qui tiendrait compte des avancées de la société du moment. Il y aura des « heurts », écrit-il, mais qui ne pourront créer une situation de crise généralisée : « Le potentiel révolutionnaire insurrectionnel ne sera [pas] suffisamment fort pour mettre en danger les structures capitalistes… »
Cependant, les motivations des révolutionnaires « sont toujours présentes en nous, même si nous ne sommes plus d’accord avec leurs méthodes… », mais « nous sommes toujours révolutionnaires » (p. 28).

Le pouvoir :
Il s’agit de « l’inévitabilité du pouvoir politique… » (p. 52)
Désacraliser le concept de pouvoir et plus particulièrement celui du pouvoir politique est l’un des objectifs de Tomás (p. 77).
En 1983, dans « Pour un pouvoir politique libertaire » :
− Il dit d’abord que le pouvoir c’est la capacité de. Le pouvoir dans ce sens est consubstantiel avec la vie.
− Puis il dit qu’il y a des façons dissymétriques ou inégales d’exercer le pouvoir.
− Enfin, à un niveau macrosocial, qu’il y a des structures, des centres, des appareils, des dispositifs de pouvoir.
Dans chacun de ces cas, cela n’a pas de sens que de vouloir supprimer le pouvoir : « Parler d’une société sans pouvoir constitue une aberration. »
« À partir de l’instant où le social implique nécessairement l’existence d’un ensemble d’interactions entre plusieurs éléments […], il y a inéluctablement des effets de pouvoir… » Et ce pouvoir est « politique » au sens de description des processus et des mécanismes de décision.
Quand les anarchistes parlent de détruire le pouvoir, c’est au sens de détruire un certain type de relations de pouvoir, dans lesquelles se trouvent des structures de domination ; domination qu’il ne faut pas confondre avec la « contrainte naturelle » qu’impose la vie en société ; condition également de la liberté de chacun : contrainte et liberté étant inextricablement liées.
« À bas le pouvoir ! » devrait donc être remplacé par « À bas les relations de domination ! ».
On peut donc accepter le terme de « pouvoir libertaire ».
Ce qui nous oblige à analyser les conditions concrètes de l’exercice d’un pouvoir libertaire au sein de la société actuelle, avec État ; et à réfléchir à la possibilité de résoudre les conflits dans une société sans État.

La communication :
Autre conséquence de l’acceptation de la notion de « pouvoir libertaire », c’est de rendre possible la communication entre les libertaires et la société. Ce n’est pas la faute des gens s’ils ne comprennent pas le discours libertaire, c’est la faute des libertaires ! Il faut « rendre crédibles » les possibilités de changement dans les relations de pouvoir et tracer un programme. Apparaît ici ce que Tomás nomme lui-même un réformisme libertaire. Oui, mais attention !

Une dialectique proudhonienne :
Il s’agit d’un antagonisme fécond entre réformistes et radicaux parce ces deux forces s’accepteraient pleinement comme antagonismes complémentaires : « … Tant que nous ne saurons pas concevoir la complexité irréductible des réalités, nous serons incapables de les affronter avec succès » (p. 89).

Tournant libertaire :
Son « Adieu à la révolution… » est « plutôt une exaltation du désir de révolution » (p. 104), « élément constitutif de l’indispensable utopie libertaire… ». Cet adieu « ne relève pas de l’abdication impuissante devant l’incontestable succès de la démocratie, mais tient, au contraire, de la conviction qu’il existe un espoir raisonnable d’amorcer un tournant libertaire capable de la dépasser ».

La violence :
Tomás ne met pas en cause la violence insurrectionnelle : la violence, pour lui, peut être la seule réponse possible.
D’une façon générale, « le mieux que nous pouvons faire, c’est de dire NON ». Pour autant, il n’aborde pas la question de la « désobéissance civile ».

La démocratie :
Après avoir démontré dans « L’incroyable légèreté de l’être démocratique » que cette démocratie est l’exercice du pouvoir d’une… minorité sur la majorité − Oui, vous avez bien entendu ! −, il fait la distinction entre « démocratie réelle » et « démocratie normative » ; cette dernière justifiant l’autre ; rajoutant que la démocratie normative − l’idée de démocratie − est de toute façon incompatible avec le système capitaliste (p. 161).
Mais la critique doit aussi s’appliquer à nous-mêmes car, s’il y a un anarchisme normatif − la « Idée » −, il y a un anarchisme réel (p. 164) avec ses luttes de pouvoir, ses anathèmes, ses exclusions et − c’est moi qui rajoute − ses comportements caractériels.

Le relativisme :
D’un article sur le relativisme, je ne retiendrai qu’une formule : « Si rien n’est vrai, il n’est pas vrai non plus que rien ne soit vrai » (p. 192).

La technologie :
Je ne reprendrai que la citation qu’il fait d’Agustín García Calvo : « L’ennemi est inscrit dans la forme même de ses armes. »
Et Tomás continue : « Quand nous recourons à ses armes, l’ennemi a déjà gagné la partie parce qu’il nous a transformés en ce qu’il est lui-même. Son existence s’incorpore en nous-mêmes et sa survie se trouve ainsi garantie même si nous pensons l’avoir vaincu » (p. 198). Mais il n’applique pas cette formule à la violence !

Les nouvelles expériences de lutte :
En 2001, Tomás écrivait (p. 241) : « … Nous nous devons d’avoir l’ouverture la plus complète face aux nouvelles expériences de luttes, en acceptant de substituer à nos schémas les plus enracinés ceux qui surgissent… » Là, encore, il ne cite pas les expériences de « désobéissance civile ».

Deux citations pour la nuit :
« Les intuitions fondamentales de l’anarchisme sont enracinées dans un fond solide et dense d’expériences séculaires et de savoirs plus ou moins souterrains, qui constituent le legs d’une infinité de luttes contre la domination et l’exploitation » (p. 266).
« Il ne va pas de soi que les formes soient plus indépendantes des contenus que les moyens ne le sont de la fin » (p. 284).
Mais allez-y voir vous-mêmes.

*

Tomás Ibáñez, Fragments épars
pour un anarchisme sans dogmes,
Rue des Cascades éd., 2010

Achaïra, 23 septembre 2010

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