Noble art vs apartheid

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Au tout début de son Long Chemin vers la liberté, Nelson Mandela décrit les réunions tribales qui se tenaient dans la Grande Demeure, là où l’on règle les disputes et où l’on juge les affaires ; et où, également, se dit l’Histoire africaine et ses contes, et aussi l’épopée des héros guerriers :
« Tous ceux qui voulaient parler le faisaient. C’était la démocratie sous sa forme la plus pure. Il pouvait y avoir des différences hiérarchiques entre ceux qui parlaient, mais chacun était écouté, chef et sujet, guerrier et sorcier, boutiquier et agriculteur, propriétaire et ouvrier. Les gens parlaient sans être interrompus, et les réunions duraient des heures. Le gouvernement avait comme fondement la liberté d’expression de tous les hommes, égaux en tant que citoyens. (Les femmes, j’en ai peur, étaient considérées comme des citoyens de seconde classe.)

[…]
« Les réunions duraient jusqu’à ce qu’on soit arrivé à une sorte de consensus. Elles ne pouvaient se terminer qu’avec l’unanimité ou pas du tout. Cependant, l’unanimité pouvait consister à ne pas être d’accord et à attendre un moment plus propice pour proposer une solution. La démocratie signifiait que l’on devait écouter tous les hommes, et qu’on devait prendre une décision ensemble en tant que peuple. La règle de la majorité était une notion étrangère. Une minorité ne devait pas être écrasée par une majorité. »
Rappelons que, après la Seconde Guerre mondiale, l’Afrique du Sud comptait trois millions de Blancs contre treize millions d’Africains, des métis et aussi des Indiens à qui un gouvernement raciste voulut imposer le régime de l’« apartheid », un régime de séparation des « races ».
Bien avant déjà, dans ce pays, pour lutter contre les injustices, des actions de désobéissance civile avaient vu le jour, en particulier avec Gandhi ; et il semble que seuls les Indiens, à sa suite, pratiquaient ce que le traducteur nomme dans cet ouvrage la « résistance passive ».
De son côté, la politique du National African Congress (ANC), en majorité noir, avait toujours consisté à maintenir ses actions dans le cadre de la légalité. Cependant, cette politique se radicalisa vers 1949 sous la poussée de la Ligue de la jeunesse et quand, semble-t-il, une unité d’action se fit entre Noirs et Indiens et, surtout, après le triomphe électoral de l’extrême droite raciste − dont certains membres étaient franchement nazis − de Daniel Malan qui instaura le régime d’apartheid.
Il ne s’agissait alors pour l’ANC que d’appeler au boycott, aux grèves et aux actions de masse ; ces dernières devant être la pierre angulaire d’une campagne de mobilisation.
En face, le gouvernement raciste lui aussi se radicalisa dans sa férocité. Ce qui amena l’ANC, en la personne de Mandela, lors d’une réunion, à envisager d’autres méthodes de lutte :
« Alors que je condamnais le gouvernement pour sa brutalité et sa façon de ne pas respecter la loi, je suis allé trop loin : j’ai dit que le temps de la résistance passive était terminé, que la non-violence était une stratégie vaine et qu’elle ne renverserait jamais une minorité blanche prête à maintenir son pouvoir à n’importe quel prix. J’ai dit que la violence était la seule arme qui détruirait l’apartheid et que nous devions être prêt, dans un avenir proche, à l’employer. »
Il faut dire qu’une des activités sportives de Mandela − peut-être la préférée − était la boxe ; et, dans un raccourci outré, on pourra voir là une inclination naturelle, un côté de son tempérament qui aurait favorisé certaines formes du combat social plus énergiques et plus musclées que la non-violence.
« Nous avions utilisé toutes les armes non violentes de notre arsenal − discours, délégations, menaces, arrêts de travail, grèves à domicile, emprisonnement volontaire −, tout cela en vain, car quoi que nous fassions, une main de fer s’abattait sur nous. »
Pour autant, Mandela ne sera pas suivi sur-le-champ par la direction de l’ANC − en particulier par le chef Luthuli −, mais certains de ses proches, lors d’un voyage à l’étranger, prendront contact avec la République populaire de Chine afin de se procurer des armes. Inutilement.
Début décembre 1956, le gouvernement raciste fait arrêter 156 militants (africains, indiens, métis et blancs) de différentes associations pour les inculper de « haute trahison » : 105 Africains, 21 Indiens, 7 métis, 23 Blancs. Mandela est du lot. 95 seulement resteront accusés de vouloir installer par la violence un État de type communiste.
En dépit de la pression gouvernementale, les juges firent preuve d’indépendance et, après quatre longues années de procédures compliquées, ce fut l’acquittement pour tout le monde. Mandela, entre autres arguments, avait déclaré à la cour que les accusés pensaient qu’ils pourraient atteindre sans violence leurs objectifs de démocratie à cause tout simplement de leur supériorité numérique.
L’acquittement ne pouvait que déplaire aux hommes de l’extrême droite au pouvoir. Aussi les accusés s’attendaient à un retour de bâton, à une sorte de vengeance gouvernementale.
Ils s’y préparèrent. Mandela entra en clandestinité pour organiser ce que l’on nommait la « grève à domicile » qui se révéla ne pas être le succès attendu. Mandela réitéra son idée de passer à la lutte armée contre l’avis, entre autres, du principal leader communiste qui pensait qu’il y avait encore des choses à faire avec les anciennes méthodes.
En fin de compte, Mandela réussit à convaincre les principaux responsables de l’ANC de créer une branche armée, qui serait totalement séparée de l’ANC, la non-violence restant la politique de cette dernière.
La nouvelle organisation aura pour nom Umkhonto we Sizwe (MK) : la Lance de la nation qui sera créée après le massacre de Sharpeville en 1960.
« En organisant la direction et la forme que prendrait MK, nous avons envisagé quatre types d’action violente : le sabotage, la guerre de guérilla, le terrorisme et la révolution ouverte. Pour une armée limitée et novice, la révolution ouverte était inconcevable. Inévitablement, le terrorisme donnait une mauvaise image à ceux qui l’employaient et détruisait le soutien public qu’ils auraient pu recueillir. La guerre de guérilla était une possibilité, mais comme l’ANC avait hésité à adopter la violence, il semblait logique de commencer avec la forme de violence qui causait le moins de tort aux individus : le sabotage.
« Étant donné qu’il n’impliquait pas la perte de vies humaines, il laissait le meilleur espoir pour la réconciliation entre les races par la suite. Nous ne voulions pas faire éclater une guerre à mort entre Noirs et Blancs. L’animosité entre les Afrikaners et les Anglais était encore vive cinquante ans après la guerre des Boers ; que seraient les relations entre Noirs et Blancs si nous provoquions une guerre civile ? Le sabotage avait l’avantage supplémentaire d’exiger peu d’effectifs.
« Notre stratégie consistait à faire des raids sélectifs contre des installations militaires, des centrales électriques, des lignes téléphoniques et des moyens de transport… »
Le 16 décembre 1961, les premières explosions planifiées par MK vont se faire entendre alors que quelques jours plus tôt, le 10 décembre, Albert Luthuli, membre éminent de l’ANC, recevait le prix Nobel de la paix.
C’est alors que Mandela quitta son pays pour faire le tour des pays africains qui pourraient apporter une aide matérielle à la résistance ; c’est à ce moment qu’il effectua un entraînement militaire plusieurs mois en Éthiopie. Puis c’est le retour dans son pays et, très rapidement, l’arrestation. En octobre 1963, il est accusé de complicité dans plus de deux cents actes de sabotage destinés à provoquer une révolution violente et permettre une invasion armée du pays ; ce que l’on appelé le procès de Rivonia.
Les accusés, étonnamment, ne furent pas condamnés à mort mais à la prison à vie ; ce qui s’explique, sans doute, par l’avalanche de protestations et de pressions venues du monde entier, mais aussi par l’indépendance souveraine des juges non encore soumis au nouveau pouvoir.
Par la suite, les activistes allèrent plus loin que le simple sabotage puisque, en décembre 1982, MK fit exploser la centrale nucléaire inachevée de Koeberg et, en mai 1983, eut lieu le premier attentat à la voiture piégée qui fit une vingtaine de morts et plus de deux cents blessés.
Et puis, très lentement, la roue du temps a tourné ; les esprits ont évolué même si des opérations armées continuaient de part et d’autre ; un nouveau et puissant mouvement politique (l’United Democratic Front) est alors créé pour coordonner les protestations contre l’apartheid, mouvement qui se transformera en Mouvement démocratique de masse en s’alliant avec le Congrès des syndicats sud-africains pour organiser une campagne nationale de désobéissance civile ; Desmond Tutu reçoit le prix Nobel de la paix ; la pression internationale se fait encore plus forte, et certaines nations commencent à imposer des sanctions économique à Pretoria ; c’est dans cette période que des avances discrètes sont faites à Mandela ; des « éclaireurs » se manifestent jusque dans sa prison dont les conditions de vie se sont sensiblement améliorées :
« L’ennemi était fort et décidé. Malgré tous ses bombardiers et ses chars, il devait se rendre compte qu’il se trouvait du mauvais côté de l’histoire. Nous avions le droit pour nous, mais pas encore la force. Pour moi, il était évident qu’une victoire militaire représentait un rêve lointain et peut-être inaccessible Cela n’avait aucun sens pour les deux parties de perdre des milliers, voire des millions, de vies dans un conflit inutile. Le gouvernement devait le savoir lui aussi. L’heure des pourparlers était venue. »
Des textes circulent.
Ainsi, le dimanche 10 février 1985, sa fille Zindzi lit un discours de Mandela de très haute tenue devant une foule enthousiaste au stade Jabulani de Soweto.
Mais à la veille d’une rencontre en prison entre Mandela et un groupe de personnalités internationales qui cherchent une voie vers la négociation, le gouvernement sud-africain lance des attaques aériennes et de commandos contre les bases de l’ANC au Botswana, en Zambie et au Zimbabwe. Ce qui semble devoir anéantir toute idée de négociations.
Négociations qui continuent cependant, secrètement, entre Mandela et des officiels prudents. Pour avancer plus avant, les négociateurs ont conscience qu’aucun des protagonistes ne doit perdre la face devant ses propres partisans. Plusieurs pierres d’achoppement se dégagent : l’arrêt de la lutte armée du côté de la résistance, la peur des Blancs d’être rejetés à la mer, la peur des communistes censés diriger l’ANC et quelques autres.
Et puis, de président Botha en président De Klerk, les événements se précipitent : des prisonniers sont libérés, pas à pas, le démantèlement de l’apartheid s’organise, officialisé, le 2 février 1990, par un discours de De Klerk devant le parlement :
« Ce fut un moment ahurissant car en une seule action radicale, il avait presque normalisé la situation en Afrique du Sud », écrit Mandela.
C’était compter sans tous ceux qui ne voulaient pas que la situation évolue : des incidents d’une extrême violence et des massacres ont lieu avec la complicité ou l’indifférence des forces de l’ordre.
Cependant des élections multiraciales sont programmées pour le 27 avril 1994 où l’ANC obtiendra 63 % des voix.
Une période de l’histoire s’achève, une autre s’ouvre…

Dans cette chronique, il s’agissait moins de faire une recension exhaustive du gros livre de Mandela que de porter une attention − certainement insuffisante − à l’évolution de l’homme et de l’organisation, l’ANC, dont il fut un des leaders. Si l’option de la violence dans ses différentes déclinaisons fut un choix, il n’en reste pas moins que cette option fut tempérée pour éviter une déchirure définitive avec la population blanche dont certaines qualités étaient reconnues. Il s’agissait de ne pas fermer les portes à un avenir économique encore aux mains des Blancs ; avenir qui, sans eux, se montrerait difficile à gérer.
Nous pourrions rajouter que perdurait, à n’en pas douter, une culture de réconciliation accompagnant les actions de désobéissance civile, graines qu’un certain Gandhi avait semées lors de son apprentissage de la non-violence dans ce pays.
Le chef Albert Luthuli écrivait dans son Liberté pour mon peuple : « Ce que nous visions, en Afrique du Sud, c’était de ramener les Blancs à la raison, non de les massacrer. »
Par ailleurs, nous pourrions nous livrer à un travail de comparaison avec la lutte de libération algérienne où l’option violente a été maximale, accompagnée d’un esprit militariste et autoritaire et où le pouvoir conquis par les armes n’a pas été rendu au peuple.
Les esprits curieux pourront consulter sur la Toile le site de La Presse anarchiste et plus précisément le n° 9 (juillet 1967) de la petite revue Anarchisme et non-violence, numéro qui avait pour titre « Boycottage et sabotage. Échec de la non-violence en Afrique du Sud ».

Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté,
Fayard, 2013, 666 p.

Achaïra, 6 janvier 2014.

*

« Considérez, je vous prie, la marche des affaires d’ici-bas, et comment procèdent et comment s’accroissent les puissances du monde, et surtout les républiques. Vous verrez que, d’abord, il suffit aux hommes de pouvoir se défendre eux-mêmes et de maintenir leur indépendance, mais qu’ensuite ils en viennent à attaquer leurs voisins et à vouloir dominer. »

Machiavel, Lettres à Francesco Vettori, Rivages poche, 2013.

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