Les passeurs libertaires antifranquistes

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

L’Espagne, parmi toutes les nations du monde, fut le pays où les anarchistes s’avancèrent pratiquement le plus loin dans la mise en place d’une société de justice sociale et de liberté ; entreprise qui se concrétisa, plus particulièrement après 1936, dans ce que l’on nomma les « collectivités » industrielles mais surtout agricoles.
C’est pourquoi pèse sur nous le poids écrasant de l’anarchisme espagnol ou, plutôt, d’une certaine conception de l’anarchisme qui a envahi notre mémoire historique et qui est à même d’anesthésier notre imaginaire de toute idée nouvelle et de toute autre façon de faire pour que le monde change. Mais la jeunesse, si peu respectueuse du passé et de l’expérience des anciens, par son activité créatrice, ne manquera pas d’ouvrir d’autres portes.

Et, comme l’écrit Daniel Aïache dans La Révolution défaite (Noir & Rouge éd., 2013) : « Il est peu probable que l’histoire se soit arrêtée, mais, peut-être, plus simplement, l’histoire d’une certaine forme de révolution et de l’utopie qui l’accompagne. »
Devant les anarchistes espagnols de cette époque, et avec l’appui des régimes fascistes d’alors, tant allemand, italien que portugais, se leva une force militaire franquiste qui finit par mettre en déroute non seulement les forces libertaires mais également tout le courant républicain qui, par ailleurs, ne voyait pas d’un œil très favorable les ouvriers et les paysans prendre en main leur destinée de façon autonome ; de plus, on rappellera aux oublieux que les staliniens s’employèrent à saboter et à détruire ces expériences.
Malgré la défaite, une résistance ne s’avouant pas définitivement battue se dressa. C’est le thème des Passeurs d’espoir, un livre de Guillaume Goutte.
Au nombre des premières opérations mises en place par ces irréductibles résistants, citons l’évasion concertée de militants − en danger de mort dans les prisons espagnoles − et leur exfiltration vers la France. Dans l’autre sens, de la France vers l’Espagne, s’organisèrent des passages clandestins de juifs persécutés par le régime de Vichy, de militaires anglais, aviateurs en perdition, ou de combattants divers (rappelons que nombreux furent les anarchistes espagnols qui participèrent à la lutte contre le nazisme dans les maquis français) ; en bref, des hommes et aussi des femmes à la recherche de sécurité et de liberté.
Par souci d’efficacité, certains passeurs, comme le célèbre Francisco Ponzán, qui finira fusillé par la Gestapo, acceptèrent de collaborer avec les services de contre-espionnage anglais − mais également français − avec une contrepartie avantageuse ; attitude qui fut évidemment condamnée par les puristes.
Il faut compter, parmi les action de la résistance, les opérations de sabotage contre des ouvrages militaires, contre les locaux abritant des organisations franquistes ou assimilés, la destruction de lignes haute tension, les hold-up ou expropriations pour se financer ou pour venir en aide aux prisonniers et aux familles et, non des moindres activités, la distribution sauvage de tracts antifascistes et de matériel de propagande varié.
Ainsi, par des coups de main héroïques et des actions valeureuses de la guérilla, s’est construite la mythologie glorieuse de la résistance antifranquiste libertaire.
Un des moments de ce combat prendra fin à l’aube des années 1960. Concernant cette période, Guillaume Goutte écrit qu’elle se solda « par un bilan si lourd en pertes humaines et si faible du point de vue des résultats politiques et militaires qu’on peut assurément parler d’impasse de la lutte armée ».
I
l faut citer l’échec le plus retentissant, l’engagement de plusieurs milliers de guérilleros organisés autour du Parti communiste, au Val d’Aran, en octobre 1944 − engagement auquel participèrent quelques anarchistes − ; cette action avait surtout pour ambition de montrer aux forces antifascistes que les communistes étaient les plus impliqués dans la résistance. Quelque 600 guérilleros laissèrent leur vie dans cette affaire. Puis, en 1948, sur ordre de Staline, les communistes vont bientôt abandonner la lutte armée et céder la place à une guérilla surtout animée par les anarchistes qui n’avaient pas le même souci de politique internationale.
Pourquoi, devant un ennemi aux forces militaires considérables, alors qu’ils étaient eux-mêmes largement vaincus, certains anarchistes ne voulurent-ils pas consentir à la défaite et se lancèrent-ils quand même dans une aventure qui avait peu de chances d’aboutir ? Pourquoi ne voulurent-ils pas, ne purent-ils pas, mieux apprécier le rapport des forces en présence ?
Eh bien, parce qu’il n’était pas imaginable de ne rien faire tant que Franco serait vivant ; parce que, quelquefois, on ne peut pas ne pas agir ; parce que l’on veut garder l’estime de soi-même ; parce qu’un sentiment de culpabilité habitait les jeunes Espagnols installés « confortablement » en France alors que leurs frères et sœurs souffraient en Espagne ; parce que − et ce n’est pas un moindre argument − il leur fallait être à la hauteur de la glorieuse Confédération nationale du travail de leurs pères.
Guillaume Goutte nous donne quelques descriptions des passeurs − et le lecteur salue leur courage et leur abnégation − ; il nous décrit les conditions souvent rudes des passages qui se terminaient quelquefois par des fusillades et des morts.
A
u début des années 1960, le flambeau de la résistance sera repris en grande partie par la FIJL (Fédération ibérique des jeunesses libertaires) qui portait, néanmoins, un regard critique sur l’aspect « romantique » et quelque peu « désorganisé » de ses prédécesseurs. Aussi, l’action devenait l’affaire collective de tout le Mouvement libertaire espagnol, avec le rejet des braquages et avec une préférence pour les effets médiatiques qui peuvent sensibiliser l’opinion internationale ; la suppression de Franco restant toujours à l’ordre du jour.
Pour autant, les instances de direction de la Confédération nationale du travail, malgré un soutien de façade, craignaient que cet activisme n’amène le gouvernement français à interdire leur organisation. Ce qui fut le cas pour la FIJL en novembre 1963.
Un organisme spécial est cependant créé : le DI (Défense Intérieur) ; d’autres actions sont projetées après l’exécution au garrot des militants Granado et Delgado, mais cet activisme « révèle, écrit Guillaume Goutte, également, par son déroulement même, les limites de l’activisme libertaire et plus encore les lacunes d’un organisme “conspiratif” peinant à gérer correctement ses entreprises ».
Si, pour le DI, « le recours à la violence relevait de la nécessité, celle-ci devait être exercée […] avec le souci permanent de ne provoquer aucune victime innocente ».
Guillaume Goutte rajoute que cette « “faiblesse” sur le plan opérationnel fut, sur le plan éthique, la force du DI puisqu’elle contribua à conforter l’idée, fondamentalement libertaire, qu’aucun combat, même le plus juste, ne pouvait se mener à n’importe quel prix ».
Le DI sera officiellement dissous en 1965.
Franco meurt dans son lit en 1975. Une transition démocratique se met dès lors en place qui permet une sortie du franquisme avec, en 1982, une première alternance politique qui verra l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste ouvrier espagnol de Felipe González.
La lectrice, le lecteur curieux de cette période et des enjeux de ce combat se procurera sans tarder l’excellent n° 47 d’À contretemps de décembre 2013 (Fernand Gomez, 55, rue des Prairies, 75020 Paris). José Fergo, recensant l’ouvrage de Guillaume Goutte, y met en lumière une dimension qui n’oppose pas une histoire froide qui se veut objective à une histoire héroïque, militante, « plus encline à manier l’émotion que le bilan ».

Guillaume Goutte, Passeurs d’espoir,
réseaux de passage du mouvement libertaire espagnol (1939- 1975),
Les Éditions libertaires, 2013, 272 p.

Publié dans Réfractions, n° 33, automne 2014

Achaïra, 7 avril 2014

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