Les grands projets inutiles

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Après la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, après la ZAD qui s’est ouverte au Testet dans le Tarn contre un projet de barrage qui détruira une zone humide (cette lutte a été présentée lors de notre précédente émission), un autre grand projet inutile allume d’autres résistances, c’est le chantier du TGV Lyon-Turin avec le percement d’un tunnel de 57 km entre le Piémont et la Savoie.

Le quotidien Le Monde du samedi 12 avril 2014 publiait un texte de Raphaëlle Rérolle avec pour titre : « Erri De Luca : “Le devoir moral de désobéissance existe”. »
Le Monde n’aurait sûrement pas consacré quasiment une pleine page « Culture & idées » à un militant de base, mais il s’agissait là d’un écrivain italien qui publie chez Gallimard et qui, dans le cadre de cette résistance du chantier Lyon-Turin, est inculpé pour avoir prôné le sabotage.
Les informations qui suivent sont empruntées à l’article de Raphaëlle Rérolle.
Le chantier du TGV Lyon-Turin a été lancé en 1991 et a suscité la colère des écologistes des deux côtés de la frontière et, depuis 2008, les habitants du Val de Suse sous emprise policière doivent présenter leur carte d’identité pour aller travailler dans leurs vignes, et environ mille personnes ont été poursuivies pour résistances diverses ; par exemple pour avoir coupé des filets de protection d’un chantier ; quatre ont été arrêtées pour « terrorisme », accusées d’avoir endommagé un compresseur.
Mais les habitants ont montré leur solidarité et, en février, ils s’étaient déjà cotisés pour payer l’amende infligée au chef de file des résistants, Alberto Perino.
Ces travaux, qui devraient coûter 25 milliards d’euros, dont 8,5 pour le tronçon international, sont essentiellement destinés à drainer des fonds publics vers des entreprises qui s’en mettent plein les poches. On ajoutera qu’il existe déjà une voie d’accès, utilisée à moins de 20 % de ses capacités. L’Italie, la France, l’Espagne et bien d’autres pays sont pleins de ces chantiers commencés puis abandonnés.
Pour en revenir à Erri De Luca, l’écrivain italien, ancien militant d’un mouvement d’extrême gauche des années 1970, saluons le fait qu’il a pris fait et cause pour les riverains du Val de Suse dans leur combat contre le percement de ce tunnel, en déclarant sur la version italienne du site Huffington Post que les travaux du TGV devaient être « sabotés ». Une plainte a donc été déposée par Lyon-Turin ferroviaire qui a conduit, le 24 janvier, à la mise en examen de l’écrivain.
Erri De Luca explique que la montagne est pleine d’amiante et de pechblende, un matériau radioactif, et que le percement d’un tunnel risque donc de libérer ces produits dangereux.
Quand on demande à Erri De Luca quel rôle il tient dans le mouvement, il répond :
« Je suis à leurs côtés depuis 2006. À l’époque, j’étais en tournée dans la région pour mon spectacle Quichotte et les invincibles. J’étais allé leur parler pendant la journée et, la nuit suivante, ils m’ont appelé : la police avait détruit leur campement dans la localité de Venaus. Nous avons bloqué la route. Il s’agissait d’une résistance pacifique. Ensuite, j’ai participé à leurs rencontres publiques et à leurs collectes de fonds. »
Le 24 janvier 2014, des policiers du département en charge des affaires de terrorisme se sont présentés chez Erri De Luca avec un avis de mise en examen pour « incitation à la violence ». Le motif, ce sont deux phrases reproduites le 1er septembre 2013 par Huffington Post : « Le TGV doit être saboté » ; et ces actes de sabotage « sont nécessaires pour faire comprendre que le TGV est un chantier inutile et nocif ».
L’écrivain se défend en avançant divers arguments et en disant que la grève peut également être vue comme un exemple de sabotage et que, pour lui, « le devoir moral de désobéissance existe ».
Si on lui rétorque qu’il ne respecte pas les lois de la démocratie, il dit que ces lois peuvent changer et que « la démocratie, c’est aussi la possibilité de changer les choses ». Or ce sont les minorités qui font bouger le monde, les lois et les hommes politiques qui nous dirigent ; il faut parfois des activistes pour mener le combat au nom du plus grand nombre. Car, dans le Val de Suse, des gens défendent leur santé. Ils se battent contre l’empoisonnement de la vallée. Et, là, il s’agit d’un mouvement de masse. Partout où il y a de grandes industries, il y a des tragédies écologiques. La défense de l’air, du sol, de l’eau, ça, c’est révolutionnaire. Et ceux qui sont nés là ont le droit d’en être les citoyens et de décider de leur environnement.
Si on demande à Erri De Luca ce qu’il risque, il répond : la prison ; et que, s’il est condamné, il ne fera pas appel.
Réponse intéressante qui ne signifie pas que l’écrivain donne son accord à cette justice ; simplement qu’il assume les risques qu’il a pris.
Dans Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine (Calmann-Lévy, 2013) et plus particulièrement sur le thème de « la désobéissance civile », Hannah Arendt écrivait : « Les juristes trouvent alors dans leur comportement [des désobéisseurs] un motif de grand réconfort, car il semble prouvé que la désobéissance à la loi ne peut se justifier que dans le cas où le contrevenant accepte et même sollicite la sanction pénale de son acte. »
Nous écrivions par ailleurs, quant à l’acceptation ou non des sanctions :
« C’est un choix militant, de même que l’on se sert d’un procès comme d’une tribune ; c’est un choix d’éducation aussi ; il s’agit d’éveiller les consciences en acceptant une peine que l’on sait injuste pour en appeler par là à l’opinion publique. C’est obéir à une plus haute expression de la loi ; la légitimité de l’acte doit prévaloir sur la légalité. On obéit à la justice, on n’obéit plus à la loi. »

Achaïra, 5 mai 2014

*

« Je suis un soldat vaincu. Tel est mon crime, pure vérité. […] Le tort du soldat est la défaite. La victoire justifie tout. »
« Si les choses sont bien comme il le dit lui, alors le tort du soldat est l’obéissance. »

Erri De Luca, Le Tort du soldat, Gallimard, 2012.

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