L’Éthique de Kropotkine

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Il y a deux semaines, je vous parlais d’un sujet d’actualité : une pièce de théâtre jouée à Bordeaux en ce moment ; il s’agissait d’En suivant Emma. Emma Goldman. Le sujet de ce soir n’est pas particulièrement d’actualité. Quoique ! Il s’agit de l’Éthique de Kropotkine, la dernière œuvre de cet auteur qui mourut en 1921. Ce n’est donc pas d’une actualité brûlante, mais le prochain numéro de Réfractions, revue de recherches et d’expressions anarchistes, sera consacré à l’entraide, titre célèbre parmi tant d’autres de cet auteur.

L’Éthique se voulait le couronnement de la vie intellectuelle et militante de Kropotkine, mais un seul volume fut publié, et le dernier chapitre de ce volume serait inachevé. Retrouvera-t-on ce second volume quelque part dans les archives moscovites, ou ailleurs ?
L’Éthique, c’est la continuation de l’Entraide ; et j’ai même envie de dire que l’Éthique est, déjà, dans l’Entraide.
L’Entraide était une réponse aux disciples de Darwin qui tiraient la théorie du maître dans le sens de la lutte de chacun contre tous, occultant l’autre aspect de l’évolution : l’aide mutuelle au sein d’une même espèce.
Mais, à la réflexion, on pouvait faire une autre lecture de l’Entraide ; ainsi pouvons-nous penser que Kropotkine a écrit ce livre pour expliquer son propre élan naturel et son comportement personnel généreux ; et l’étude de la nature et de l’Histoire a-t-elle conforté les convictions de cet homme qui se posait la question de son propre comportement moral. Pourquoi être altruiste et généreux plutôt qu’égoïste ? Pourquoi la morale ? Quels sont les fondements d’une morale sans croyances métaphysiques, sans Dieu ? Et on pouvait y lire, déjà, l’affirmation d’une morale sociale égalitaire qui débouche sur une politique, sur la justice sociale.
Nous avons été habitués dès l’enfance à associer morale et religion. Rappelez-vous : il était incongru de concevoir la morale sans la religion.
Marie Goldsmith, dans son introduction à l’Éthique de Kropotkine, écrit :
« Mais quel est l’élément qui, chez l’homme, est, à ses yeux [ceux de Kropotkine] la base et la source principale de la morale ? C’est son instinct social naturel avec tous ses dérivés supérieurs qui forment le contenu de toute morale : sympathie pour ses semblables, solidarité, entr’aide, sentiment de justice, générosité, abnégation. » Tout en précisant un peu plus haut, « en répudiant aussi bien les principes religieux que les entités métaphysiques, il est amené par là même à dénier à la morale toute origine supra-humaine ».
Et, dans l’Éthique, Kropotkine va nous dresser un panorama historique qui ira des Grecs anciens jusqu’aux philosophes de son époque. Il y analyse, une à une, toutes les propositions d’explication de la morale ; il décortique la longue progression, l’évolution de la pensée des humains vers une morale moderne.
Toujours dans l’Éthique, après avoir dit son admiration pour l’œuvre de Jean-Marie Guyau, sans doute le plus proche de son propre point de vue, Kropotkine notera, dans un propos peut-être un peu vague et humaniste, « l’idée de la vie » comme base de l’éthique de ce même Guyau ; et la dépense physique − et mentale −, le trop-plein, comme une des manifestations de la vie :
« Vie, c’est fécondité, et réciproquement la fécondité, c’est la vie à pleins bords, c’est la véritable existence. Il y a une certaine générosité inséparable de l’existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir ; la moralité, le désintéressement, c’est la fleur de la vie humaine » (Esquisse, pp. 181-182.)
Déclaration peut-être insuffisante ; insatisfaisante, pour le savant qu’est Kropotkine qui a besoin de l’approbation de la science.
Approbation qu’il a cherchée tout au long de l’Entraide. Ainsi, il posera les pierres de base d’une morale, pierres qui émailleront son discours de chercheur de faits incontournables ; travail qui débouchera sur une éthique libertaire, sur une morale anarchiste.
Plus tard, pour le lectorat militant, il écrira la brochure intitulée  la Morale anarchiste, publiée à maintes et maintes reprises.
Les exemples donnés par Kropotkine dans l’Entraide sont-ils trop anecdotiques pour nos scientifiques modernes, et maintenant inacceptables tant pour les spécialistes de la vie des animaux que pour l’historien ?
Nous laisserons d’autres en juger et à de plus compétents le soin de dire en quoi l’entraide se révèle une loi de la nature et un facteur de l’évolution.
De toute façon, la connaissance du monde et l’histoire des idées ne peuvent, nous semble-t-il, fonder totalement une morale : la science ne peut qu’« éclairer » un chemin choisi par notre volonté.
Le débat n’est donc pas terminé. Pour autant, nous choisissons notre chemin sans craindre de nous dresser contre une « réalité » extérieure à nous. Nous, sujets pensants, sommes aussi le réel. Notre liberté suffit à déterminer notre marche ; nous décidons du cap sans plus nous charger d’autres bagages.
Pour avancer vers l’horizon qui nous attire − en nous référant quand même aux données « scientifiques » −, nous retournerons à ce qu’écrit Kropotkine quand il déclare d’emblée, dès l’introduction à l’Entraide, que cette dernière est à prendre en compte dans l’argumentation « en faveur de l’origine préhumaine des instincts moraux » (pp. 15-16).
Pour Kropotkine, le sentiment moral ne peut pas s’expliquer si l’on pense que c’est un privilège de la nature humaine et si l’on ne descend pas jusqu’aux animaux, aux plantes et aux rochers pour le comprendre.
Un chercheur contemporain, Claude-Marcel Hladik, du Muséum national d’histoire naturelle, confirme d’ailleurs cette assertion :
« L’éthique, incluant les notions du “bien” et du “mal”, semblerait également provenir du plus profond des structures sociales des groupes d’anthropoïdes » (l’Odyssée du vivant, p. 114.)
Si Kropotkine s’appuie sur son observation de la nature pour justifier son propre comportement moral et social, il dit bien que l’égoïsme exerce ses ravages mais que la générosité tient tout autant sa place. Lequel des deux plateaux de la balance l’emporte-t-il sur l’autre ? Entre ces deux « déterminations » sociales, la liberté individuelle, la volonté auront encore à montrer leur nez.
À lire :
− P. Kropotkine, l’Éthique, introduction de Marie Goldsmith, Stock, 1927. Mais aussi chez TOPS, H. Trinquier, édition en fac-similé à moins de 20 euros.
− Claude-Marcel, Annette, Jean et Marie Hladik, l’Odyssée du vivant, Ellipses, 2002.
− Quant à la brochure la Morale anarchiste, elle doit se trouver dans toute bonne librairie militante et… libertaire.

Achaïra, 2 juillet 2009

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