Lutter sans violence

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Paru dans l’Union pacifiste,
n° 537, de mars 2016.

Le 9 juillet 1930, à New Delhi, après la marche du sel de Gandhi et de ses compagnons, le vice-roi, lord Irwin, déclara :
« Selon moi et selon mon gouvernement, il s’agit d’une tentative délibérée de contraindre l’autorité établie par une action de masse ; pour cette raison, et aussi à cause de ses développements naturels inévitables, nous devons la considérer comme anticonstitutionnelle et dangereusement subversive. L’action de masse, même si ses partisans la veulent non-violente, n’est rien d’autre que l’application de la force sous une autre forme, et lorsque son but avoué est de paralyser un gouvernement, ce gouvernement doit résister ou abdiquer […]. Tant que le mouvement de désobéissance civile persistera, nous devrons le combattre de toutes nos forces. »

C’était il y a moins de cent ans, et si, pour la plupart, la violence est un comportement des plus naturels, on admettra quand même que les pratiques de lutte sans violence remontent au fin fond des âges, mais que c’est seulement après que l’on eut donné un nom à une façon de faire plus clairement caractérisée que la non-violence est devenue, en quelque sorte, une idée nouvelle, en France, en 1924, par la plume de Romain Rolland ; quelques années plus tôt, Fritz Oerter en Allemagne et Clara Wichmann en Hollande avaient déjà employé ce mot.
Gene Sharp, affirme, lui, qu’au XXe siècle « l’action non-violente a pris une importance politique sans précédent sur toute la planète ».
Dans son livre (La Lutte nonviolente, le dernier mot tout attaché dans cette traduction) − qui sera certainement bien accueilli par les esprits pacifiques qui ont peu de goût pour les armes mais qui cherchent cependant des moyens d’agir −, Gene Sharp surprendra celles et ceux qui en sont restés à une vision étroitement gandhienne et puriste de la non-violence.
Si certains affirment que la violence peut être utilisée pour de bonnes causes, d’autres avancent qu’elle conduit à des impasses. Gene Sharp et ses collaborateurs nous disent, eux, qu’il y a une alternative entre la violence et la passivité et que c’est « la lutte nonviolente » ; et les auteurs nous présentent vingt-trois cas de ce genre de lutte durant notre xxe siècle ; ce qui constitue quasiment la moitié du livre. Citons quelques-uns de ces cas : les grèves de masse lors de la révolution russe de 1905, la résistance au coup d’État de Kapp en 1920 en Allemagne, le mouvement des musulmans pachtouns à la frontière de l’Inde (1930-1934), l’opposition des enseignants norvégiens à Quisling en 1942, le boycott des bus de Montgomery (1955-1956), le boycott des raisins en Californie (1965-1970), le renversement de Milosevic (1996-2000), la lutte des Lettons pour leur indépendance (1991), etc.
En France, la résistance populaire qui s’opposa au putsch d’Alger de 1961 est assimilée à une lutte non-violente ; aussi auraient-ils été bien étonnés les protagonistes qui se sont opposés au « quarteron de généraux en retraite » si on leur avait dit qu’ils faisaient de la non-violence. Par contre, ceux qui, à la même époque, défendaient une forme d’action clairement qualifiée de « non-violence » sont complètement ignorés dans ce livre comme ils l’ont été constamment par d’autres historiens ; je veux citer ici les différentes interventions de l’Action civique non-violente à partir de 1959.
Dans ce livre, le terme de « nonviolent » nous paraît donc bénéficier d’une très élastique acception par rapport à une conception plus restrictive que certains continuent à vouloir transmettre.
Certes, nous savons qu’entre une non-violence absolue (ce qui n’a aucun sens) et la violence pure (ce qui ne veut rien dire), il y a un espace « sans violence » où domine le gris.
Nous savons aussi que la désobéissance seule − civile ou pas − n’est pas, proprement dit, de la non-violence, que la non-coopération seule n’est pas non plus de la non-violence, que la grève n’est pas en soi non-violente et qu’il faut un peu de tout ça et sans doute également une réflexion approfondie, une culture, pour approcher d’une acception correcte qui prenne également en considération les conséquences néfastes de la violence ; il faut tout ça et sans doute plus encore…
Cela dit, nous ferons avec en considérant que « lutte nonviolente » est un terme générique.
La couverture du livre montre des personnages esquissés qui soulèvent et renversent la statue d’un tyran quelconque tandis que des cordes l’entraînent vers la terre. Image qui veut sans doute signifier que la lutte non-violente n’a rien de passive. Nous nous souvenons du démontage d’un certain restaurant MacDo en 1999 à Millau.
Sans analyser plus avant ce gros ouvrage, il paraît utile de dégager quelques points qui mériteraient sans doute de plus amples développements :
− La lutte non-violente déploie des dizaines de méthodes que l’on peut résumer en protestation, non-coopération et intervention et qu’un autre livre de Sharp (De la dictature à la démocratie) répertorie en 120 moyens d’action ; livre que l’on peut trouver sur la Toile.
− Les luttes non-violentes qui ont pu exister antérieurement ont été ignorées ou négligées, ou encore confondues avec d’autres, donc non reconnues ; par là, leur efficacité a été insuffisamment appréciée.
− La résistance non-violente n’est pas à tous coups couronnée de succès ; cependant, son efficacité est mise en avant par Erica Chenoweth et Maria J. Stephan qui affirment, statistiques à l’appui, dans Why Civil Resistance Works, que « les campagnes de résistance non-violente sont presque deux fois plus à même de réussir totalement ou en partie que la résistance violente ». Il est précisé : « Prenez les armes et vous aurez 26 % de chances de réussir ; mettez en œuvre l’action non-violente, le chiffre bondit à 53 %. »
− L’efficacité des pratiques non-violentes est conditionnée par des « préparatifs méticuleux, en particulier par la planification stratégique » ; l’improvisation et le pragmatisme des protagonistes du passé peuvent donc expliquer leur peu d’efficience.
− Certaines de ces luttes ont impliqué, parallèlement aux méthodes non-violentes, une violence incontestable. Par exemple, en Serbie, lors du mouvement Otpor !, des bâtiments de la télévision furent incendiés, sans compter quelques violents échanges.
− Dans Comment faire tomber un dictateur, Srdja Popovic (à l’école de Gene Sharp) met l’accent sur la dérision et l’humour qui, sous un tyran, sont une aide pour vaincre la peur ou la colère − ou du moins pour maîtriser au mieux ces sentiments − avant de passer à l’action ; il en donne de multiples exemples. Dans un autre genre, lors de la résistance de la Tchécoslovaquie, à l’invasion russe (1968-1969), le journal Vecerni Praha publia les dix commandements de la résistance : « 1. On ne sait pas ; 2. On ne s’intéresse pas ; 3. On ne dit pas ; 4. On n’a pas ; 5. On ne sait pas comment faire ; 6. On ne donne pas ; 7. On ne peut pas ; 8. On ne vend pas ; 9. On ne montre pas ; 10. On ne fait rien. »
− Autant pour Sharp que pour Popovic, la notion de lutte de classe est fortement atténuée, sinon invisible, tandis que la revendication démocratique semble le fin du fin. Assertion en fait démentie par la relation de la grève des travailleurs de Namibie (1971-1972), celle des grèves du syndicat Solidarnosc en Pologne (1980-1989), celle des vendangeurs californiens (1965-1970), etc.
− « Le nombre de personnes prenant part à ces luttes est très variable. En Argentine, l’action sur la place de Mai fut initiée par une poignée de mères de “disparus”. »
− En Californie, lors de la grève du raisin, qui échoua, succéda un boycott généralisé victorieux. Exemple à rapprocher du boycott des bières Damm en Catalogne (1933), organisé par la Confédération nationale du travail (CNT) et qui succéda à la grève.
− Les autorités gouvernementales peuvent déclarer « illégal » un mouvement non-violent et « terroristes » ses membres. Ce fut le cas pour Otpor ! en Serbie en 2000.
− En Chine, en 1989, le massacre de la place Tiananmen, avec la répression qui suivit, fut une vraie défaite de la non-violence qui est attribuée à un manque de « planification » de l’action, à des « poussées de violence » non maîtrisées ainsi qu’à de nombreux facteurs non pris en compte par les manifestants.
− S’il y a risque de défaite et risque de mort, les pertes humaines sont pour autant nettement de moindre importance dans les luttes non-violentes que lors des conflits violents.
− La violence est génératrice de pouvoir ; d’autres disent que « le pouvoir est au bout du fusil ». Mais il est une autre forme de pouvoir, un pouvoir décentralisé, le pouvoir du peuple, qui peut mettre en échec le pouvoir étatique tout en restant un pouvoir qui se refuse à utiliser la violence.
− Gene Sharp dénonce par ailleurs deux idées fausses : d’une part, l’action non-violente serait une pratique plutôt orientale qu’occidentale, ce qui n’est pas vrai si l’on pense aux actions de grève, de boycott économique, de non-coopération, etc., très courantes dans nos contrées ; d’autre part, la violence « opérerait rapidement » alors que la non-violence prendrait du temps. L’histoire montre souvent le contraire, et Sharp en donne des exemples.
− Il est affirmé qu’un leader charismatique ou une base religieuse ne présentent aucune nécessité.
− Les oppresseurs préfèrent affronter des adversaires violents que non-violents car il est ainsi plus facile de justifier leur propre violence.
− Il existe des partisans de la non-violence prêts à utiliser le sabotage quoique avec d’infinies précautions. Gene Sharp condamne absolument cette forme d’action et s’en explique.
− Souvent, après une lutte violente réussie, ceux qui ont gagné par les armes − de fait, une élite − les gardent. Le nouvel État et son pouvoir de répression seront alors sans doute plus puissants qu’avant. Au contraire, la lutte non-violente augmente la capacité du peuple à se prendre en charge et à organiser la lutte populaire à la base.
Nous pourrions ajouter d’autres « points » pour ouvrir une discussion.
Le lecteur de ces livres pourra évidemment douter des vertus de la « nonviolence » décrite, encombré qu’il est d’idées toutes faites sur la nécessité de la violence tellement enracinée dans notre culture. Certains militants, plutôt convaincus à l’avance du rôle positif de la violence, optèrent cependant pour un combat « sans violence ».
Bien sûr, il n’est pas question d’anarchisme dans ce livre. Mais nous pensons pouvoir en trouver l’idée « en creux ». En effet, un usage quotidien de la désobéissance ne peut que favoriser une ouverture à la pensée anarchiste et aux pratiques libertaires ; une pratique quotidienne de décision par soi-même, horizontalement, sans leaders trop identifiables, est porteuse d’anarchisme. Par ailleurs, un mouvement acéphale rendra plus difficile la répression.
La fin de cet ouvrage − qui se veut pourtant pédagogique − aurait mérité d’être mieux reliée à la première partie historique et concrète en illustrant des affirmations théoriques quelquefois confuses dans leur présentation et empreintes de nombreuses répétitions.

Gene Sharp, La Lutte nonviolente. Pratiques pour le XXIe siècle,
Écosociété éditeur, 2015, 456 p.

Srdja Popovic, Comment faire tomber un dictateur
quand on est seul, tout petit et sans armes, Payot, 2015, 288 p.

Achaïra du 4 janvier 2016

« La désobéissance à la loi, tant civile que criminelle, est devenue au cours des récentes années un phénomène de masse, non seulement en Amérique mais aussi dans d’autres parties du monde. La contestation de toute autorité établie, religieuse et laïque, sociale et politique, pourrait bien être considérée un jour comme le phénomène d’une ampleur mondiale le plus significatif de la dernière décennie. En vérité, “les lois semblent avoir perdu leur pouvoir”. Peut-on imaginer, en regardant ce phénomène de l’extérieur et dans une perspective historique, un signe plus évident, un témoignage plus explicite de l’instabilité et de la vulnérabilité internes des gouvernements et des systèmes juridiques ? Ce que l’histoire peut nous apprendre des causes des révolutions − et l’histoire qui nous enseigne peu de choses, nous en apprend cependant beaucoup plus sur ce sujet que les considérations théoriques des sciences sociales − c’est que les révolutions sont précédées d’une désintégration des systèmes politiques, que l’érosion progressive de l’autorité gouvernementale constitue le symptôme le plus frappant de cette désintégration, et que la cause de cette érosion est l’inaptitude des rouages gouvernementaux à s’acquitter de leur fonction, ce qui conduit les citoyens à douter de leur légitimité. C’est à cet état de choses que les marxistes ont donné le nom de “situation révolutionnaire” − qui, bien entendu, ne conduit pas toujours, loin de là, à la révolution. »

Hannah Arendt, Du mensonge à la violence.
Essais de politique contemporaine,
Calmann-Lewy, Pocket, 2013.

Le Monde du samedi 16 juillet 2016 titre : « Zimbabwe : Le pasteur Evan Mawarire prône la non-violence face au régime du président Robert Mugabe et a lancé un appel à la grève générale. »

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