Les singes nous enseignent

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Lors d’anciennes chroniques, nous nous étions posé la question des fondements d’une conscience morale chez les êtres humains et, la première réponse, nous pensions l’avoir trouvée dans un livre de Kropotkine, L’Éthique, de 1921. Déjà, dans L’Entraide, publié en 1902, l’auteur donnait de multiples exemples de comportements solidaires dans différentes sociétés humaines et aussi chez les animaux.

Dans L’Éthique, Kropotkine disait son admiration pour l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, écrit de Jean-Marie Guyau de 1885. C’était sans doute la pensée la plus proche du propre point de vue de Kropotkine. Le propos de Guyau, peut-être un peu vague et humaniste, présentait « l’idée de la vie » comme base de l’éthique, et la dépense physique − et mentale −, le trop-plein, comme une des manifestations de la vie :
« Vie, c’est fécondité, écrivait-il, et réciproquement la fécondité, c’est la vie à pleins bords, c’est la véritable existence. Il y a une certaine générosité inséparable de l’existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir ; la moralité, le désintéressement, c’est la fleur de la vie humaine. »
Un chercheur contemporain, Claude-Marcel Hladik, du Muséum national d’histoire naturelle, de son côté, écrivait en 2002 dans L’Odyssée du vivant :
« L’éthique, incluant les notions du “bien” et du “mal”, semblerait également provenir du plus profond des structures sociales des groupes d’anthropoïdes. »
Aujourd’hui, c’est avec grand intérêt que nous découvrons le travail du primatologue Frans de Waal.
Étant donné que notre parenté avec les singes est patente, de Waal ne se lasse pas de nous dire tout ce qui nous en sépare, mais surtout ce qui nous en rapproche ; étudiant les chimpanzés et les bonobos, il y dévoile, comme chez les humains, un goût prononcé de certains pour le pouvoir et les conduites de conquête envers le sexe opposé ; il s’agit essentiellement des mâles. Si les bonobos résolvent leurs problèmes de pouvoir par le sexe, les chimpanzés, eux, règlent les problèmes de sexe par le pouvoir. C’est du moins ce que nous dit Frans de Waal, l’auteur du Singe en nous.
Oui, vous qui m’écoutez, êtes-vous plutôt bonobo ou plutôt chimpanzé ? Ni l’un ni l’autre, me direz-vous, puisque nous sommes, nous, des êtres humains. Certes, certes…
Il faut pourtant bien admettre, quant à nous êtres humains, que nous partageons qualités et défauts de la famille simienne. Ce que met en évidence Frans de Waal :
« Nous avons débuté avec un ordre hiérarchique aussi clair que le cristal et nous avons ensuite découvert des façons de le niveler. Notre espèce porte en elle une veine de subversion. »
Veine de subversion, sans doute, mais il reste, il faut bien reconnaître ouvertement, ce « désir humain universel [de vouloir] être aux commandes et de [vouloir] dominer ».
Par ailleurs, de Waal nous dit :
« Toutes les sociétés humaines distinguent entre le fait de tuer à l’intérieur de sa propre communauté, acte jugé et puni en tant que meurtre, et le fait de tuer des étrangers, acte souvent considéré comme un service rendu à la communauté. »
Il en est quasiment de même chez les singes à qui il arrive de tuer leurs congénères ; ce que n’avait pas mis en exergue Kropotkine qui avançait que les animaux ne se tuent pas au sein de la même espèce.
Que la violence fasse partie du comportement humain, nous le savons. Que les médias mettent l’accent principalement là-dessus, nous le constatons chaque jour. Que les scientifiques qui étudient les animaux, jusqu’à maintenant, aient montré surtout cet aspect plutôt que les comportements pacifiques ou de réconciliation est avéré. Il semble qu’une approche plus équilibrée se fasse jour actuellement.
Et ce n’est pas tout, nous dit encore l’auteur ; en outre, ces singes-là sont capables de sympathie et d’empathie, c’est-à-dire de se mettre, en imagination, à la place des autres, d’être en mesure de les comprendre ; et, parce qu’ils les comprennent, certains sont quelquefois capables de les faire souffrir volontairement tout en sachant qu’ils souffrent.
Là est la vraie cruauté que des êtres qui se disent « humains » partagent avec eux.
C’est pourquoi, et pour bien d’autres raisons, les chimpanzés et les bonobos revêtent une égale et telle importance pour étudier les comportements des êtres humains.
Ajoutons que nous restons quelque peu ébahis de voir nos bonobos ou chimpanzés − et quelques autres également − faire preuve de « culture », c’est-à-dire qu’ils apprennent les uns des autres et aussi de nous. Nous avions déjà mentionné cette femelle qui lavait les fruits avant de les manger, imitée par ses congénères. Frans de Waal nous conte une autre expérience : deux groupes de singes différents, les uns pacifiques, les autres belliqueux, obligés de cohabiter ; et les pacifiques faisant naître la paix par leur comportement qui se propage à l’autre groupe. On croit rêver…
De Waal ajoute : « Le rétablissement de la paix est une compétence sociale acquise et non un instinct. » Et, chez les singes, il y a des « cultures » de paix comme il y a des « cultures » de violence. Il est clair que nous ne différons pas beaucoup d’eux quand nous montrons notre animosité envers d’autres groupes et notre hostilité envers l’étranger.
Cependant, et par ailleurs, on parlera ainsi de la naissance d’une « morale » chez nos si proches parents. Darwin, déjà, n’hésitait pas à écrire : « De nombreux animaux compatissent, sans doute aucun, à la détresse des autres ou aux dangers qu’ils courent. »
De Waal, lui, n’hésite pas à écrire :
« Les éléments constitutifs de la morale précèdent clairement l’humanité. Nous les reconnaissons chez nos parents primates, l’empathie étant plus visible chez le bonobo, et la réciprocité chez le chimpanzé. Les règles morales nous disent quand et comment appliquer ces tendances, mais elles sont elles-mêmes à l’œuvre depuis des temps immémoriaux. »
Si la morale demeure la plus belle parure dont se glorifie l’humanité, elle se serait construite à partir du sentiment de communauté du petit groupe contre les autres groupes. En bref, « suprême ironie, écrit de Waal, notre plus noble conquête − la morale − est liée par l’évolution à notre comportement le plus abject, la guerre ».
Cependant, un autre comportement, suite logique de ce qui précède, est à remarquer : il s’agit de la réconciliation après les bagarres ; les femelles étant souvent à l’initiative des rabibochages. Ainsi y a-t-il différents protocoles de raccommodement : « Les singes dorés le font en se prenant par la main, les chimpanzés avec un baiser sur la bouche, les bonobos par le sexe, et les macaques tonkinois en s’étreignant et en se léchant les lèvres. »
Donc, si l’agressivité et la violence sont des faits incontournables, les comportements de réconciliation sont tout aussi existants, du moins chez les animaux sociaux. Les abeilles, les termites, les fourmis, qui sont des animaux sociaux, ne sont pas à ranger avec les mammifères.
De tout temps, ce sont surtout les comportements de violence qui ont été mis en avant ; et de Waal de nous mettre en garde :
« Si l’on centre exclusivement son attention sur les comportements à problèmes, nous dit de Waal, on se retrouve aussi démuni qu’un pompier qui apprendrait tout sur le feu et rien sur l’eau. »
Alors ? Eh bien, il semble que nous les humains sommes allés un peu plus loin dans l’évolution de la vie ; nous serions plus inventifs que nos frères animaux. Il n’empêche, nous avons encore à apprendre dans la lutte contre la domination et l’exploitation par l’exemple des femelles tant bonobos que chimpanzés qui semblent bien maîtriser les méthodes de réconciliation. Les guenons seraient donc porteuses de culture.
Pour amorcer un éventuel débat, voici quelques citations tirées des œuvres de Frans de Waal :
« Loin d’avoir élaboré la morale à partir de rien par la réflexion rationnelle, nous avons reçu une puissante impulsion de notre réalité profonde d’animaux sociaux. »
« De ces indices de “souci de la communauté”, je conclus que les éléments de base de la morale sont plus anciens que l’humanité, et que nous n’avons pas besoin de Dieu pour expliquer comment nous en sommes arrivés là où nous en sommes aujourd’hui. »
« Loin d’être un mince vernis, la morale nous vient de l’intérieur. Elle fait partie intégrante de notre biologie, comme le confirment les nombreux parallèles repérés chez d’autres animaux. »
« Nous sommes un groupe d’animaux infiniment coopérants, sensibles à l’injustice, parfois bellicistes, mais essentiellement pacifistes. »
« Faire la paix est tout aussi naturel que de faire la guerre ».

Frans de Waal, Le Singe en nous, Fayard, 2008, 328 p.
De la réconciliation chez les primates, Flammarion, 2011, 384 p.
Le Bonobo, Dieu et nous, Babel, 2015, 364 p.

Achaïra du 2 mai 2016

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