Les Doukhobortzis

Dans cet extrait du « Père peinard », numéro du 13 novembre 1898,
on appréciera l’ouverture d’esprit d’Émile Pouget

Les Doukhobortzis sont des bons bougres dont les actes et les idées, quoique panachées de religiosisme, ont une sacrée parenté avec l’anarchisme.
Ils perchent en Russie, et il est superflu d’ajouter que tsar les fait persécuter avec une rage inouïe.

La secte des Doukhobortzis existe déjà depuis plus d’un siècle. Au point de vue religieux, ils se croient, chacun, une incarnation divine et, turellement, ils n’admettent ni prêtres, ni cultes, ni simagrées bigotes ; ils se bornent à prier intérieurement. Il n’y a que les jours de fête où ils se réunissent pour lire la Bible et chanter des cantiques.
Leur religion n’a rien d’encombrant : ils en ont éliminer le principe d’autorité et aussi l’élément conservateur et abrutisseur, le ratichon ; on pourrait donc dire que leur religion, déblayée des formes cultuelles, est réduite à n’être qu’une opinion.
Au point de vue économique, les Doukhobortzis sont communistes ; mais, ce qui les caractérise surtout c’est leurs façons d’agir vis-à-vis de la gouvernance : ils s’affirment anarchos − en actes !
Ils ne reconnaissent aucune autorité, aucun pouvoir et ne se bornent pas à la théorie : ils passent à la pratique et refusent de faire tout ce qu’ordonne la gouvernance qu’il jugent être en contradiction avec leurs idées. Ainsi, ils refusent le service militaire… et c’est surtout ça qui leur vaut d’être canulés en grande largeur.
Les gas sont d’ailleurs habitués à la persécution. Depuis plus d’un siècle, les tsars n’ont pas cessé de leur en faire endurer de cruelles.
Il y avait déjà près d’un siècle qu’on les persécutait à tire larigot, sans réussir à autre chose qu’à augmenter leurs adeptes quand, en 1825, le tsar Nicolas (un monstre entre les monstres que sont les tsars) ordonne de les déporter en masse dans les montagnes du Caucase.
Le scélérat avait choisi cet endroit dans l’espoir que les Doukhobortzis seraient exterminés en cinq sec. En effet, il les fit parquer dans un désert où rien ne poussait, sur des montagnes au climat rigoureux, et où ils avaient pour voisins des peuplades pillardes et féroces.
Le tsar avait ruminé : « Ou bien les Doukhobortzis s’entêteront à ne pas prendre les armes et les Caucasiens les étriperont, ou bien ils se défendront et ils ne seront plus des Doukhobortzis. »
Il en fut de ce dilemme du fauve impérial comme de bien d’autres : les Doukhobortzis firent bon ménage avec les Caucasiens ; ils transformèrent leur désert en un petiot paradis et ils prospérèrent de plus belle.
Turellement, les loups-cerviers de la gouvernance continuèrent à leur en faire endurer de vertes et de pas mûres.
Mais, cré pétard, il est à remarquer que, depuis que Nicolas II tient la queue de la poêle où frit le populo russe, la persécution a redoublé de férocité à l’égard des Doukhobortzis. Si ce tsar, qui pose au pacificateur et à l’abolition des armées permanentes était sincère, il devrait, au contraire, avoir ces gas-là à la bonne et leur laisser les coudées franches pour le refus du service militaire.
En effet, les Doukhobortzis n’ont d’autre dada que celui du tsar. Ils ont horreur de la guerre qu’il prétend avoir et ils en pincent au moins autant que lui pour le désarmement universel. Seulement, ils ne se contentent pas de le dire : ils prêchent d’exemple et refusent d’être troubades.
Le tsar ne devrait pas leur en vouloir : ils devancent ses désirs !
Je t’en fous ! En se posant en Don Quichotte du désarmement, le tsar a des intentions crapuleuses et jésuitiques ; et c’est pourquoi il ne fiche pas la paix aux Doukhobortzis qui ont la guerre en horreur.

*

C’est en 1895 que la persécution redoubla de rage contre les gas en question − sur l’ordre du Nicolas actuel ; leurs villages furent envahis par la soldatesque qui viola, pilla et incendia à gogo.
Trois cents riches fieux refusèrent de se soumettre aux gnoleries de l’armée de réserve et une trentaine d’autres refusèrent le service actif ; ils furent tous envoyés aux compagnies de discipline − autant dire la mort ! Les gas ne voulant pas revêtir la casaque de soldat, ne voulant pas faire la manœuvre, ne voulant pas toucher un fusil ni une baïonnette, se fichent constamment en insubordination passive − et on les punit dur ! L’Inquisition n’est pas une horreur spéciale à l’Espagne : il y a des Torquemada et des Portas en Russie ! et ces bandits torturent leurs victimes avec des raffinements d’ours en furie.
Et ces gars qui refusèrent la servitude militaire n’ont pas été les seules victimes ; les lèche-culs du tsar nous serinent que le knout n’est plus en usage en Russie − n’empêche qu’on fouetta des femmes ; seulement, on ne les fouetta pas avec le knout proprement dit, mais avec un fouet très court, très dur, qui produit de terribles blessures et qu’on appelle nagaïka.
Voilà en quoi se manifesta l’humanité tsarienne : en une immonde hypocrisie ! La nagaïka remplace le fouet.
Il y eut encore d’autres victimes : quatre cents familles furent arrachées à leur patelin et expédiées dans des contrées stériles pour les y faire crever de faim et de maladies…

*

À plusieurs reprises, Tolstoï a pris la défense des Doukhobortzis et, vantant leurs actions, a donné ces gas en exemple au populo.
Il vient, à nouveau, de reparler d’eux dans un chouette flambeau qu’il a intitulé les Deux guerres et où il met en parallèle la guerre militaire des Américains contre l’Espagne et la guerre pacifique et toute de résistance que soutiennent les Doukhobortzis contre le despotisme russe.
« L’une, dit-il, qui est déjà terminée, était l’ancienne guerre, la guerre ambitieuse, stupide et cruelle, intempestive, arriérée et païenne − c’était la guerre hispano-américaine qui, par le meurtre de certains hommes, décidait la question de savoir par qui et comment seraient gouvernés d’autres hommes. L’autre guerre, celle qui dure encore et ne sera terminée qu’avec la fin de toutes les guerres − c’est la guerre nouvelle, pleine d’abnégation, basée sur le seul amour et sur la seule raison ; c’est la guerre sainte, la guerre contre la guerre que la fraction la meilleure et la plus avancée de l’humanité chrétienne a déclaré depuis longtemps à l’autre fraction, brutale et sauvage, de cette même humanité ; c’est la guerre que mène avec une force et un succès tout particulier une poignée de chrétiens, les doukhobors du Caucase, contre le puissant gouvernement russe… »
Tolstoï continue en crossant les Américains et il les engueule salement, les accusant d’avoir abusé de leurs forces vis-à-vis de l’Espagne ; il les compare à un gaillard solide et vigoureux qui foutrait une raclée à un vieillard de 80 ans. Ça fait, il revient à l’autre guerre et voici comment il s’exprime :
« Tous les États trompent les hommes lorsqu’ils leur disent : “Vous tous qui êtes gouvernés par moi, vous êtes en danger d’être subjugués par d’autres peuples ; je veille à votre bien-être ; en retour j’exige que vous me donniez tous les ans des millions de roubles − fruit de votre travail − que je dépenserai en fusils, canons, poudre, vaisseaux… pour votre défense ; j’exige de plus que vous-mêmes vous entriez dans les agglomérations que j’ai organisées. Vous y deviendrez des parties irraisonnables d’une grande masse − l’armée, gouvernée par moi. Lorsque vous serez dans cette armée, vous cesserez d’être des hommes et d’avoir une volonté, et vous ferez tout ce que je voudrai. Mais avant tout, je veux régner, et le moyen que j’emploie pour régner est le meurtre : c’est pourquoi je vous apprendrai à tuer.
« Et malgré ce qu’il y a évidemment d’absurde à affirmer que les hommes soient menacés par les gouvernements des autres États qui, de leur côté, déclarent se trouver, malgré tout leur désir de paix, sous la menace du même danger, malgré l’esclavage humiliant que les hommes subissent quand ils entrent dans l’armée, malgré la cruauté des actes auxquels ils sont appelés − les hommes se laissent tromper, donnent de l’argent pour qu’on fasse d’eux des esclaves, et eux-mêmes font subir l’esclavage aux autres.
« Alors viennent des hommes qui disent : “Ce que vous nous dites du danger qui nous menace et de votre soin de nous en préserver est une tromperie. Tous les États assurent qu’ils veulent la paix et tous s’arment les uns contre les autres. De plus, d’après la loi que vous-mêmes vous admettez, tous les hommes sont frères et il est absolument indifférent d’appartenir à tel ou tel État ; aussi ces attaques des autres États dont vous voulez nous faire peur ne nous effraient-elles pas et n’ont-elles pour nous aucune importance. Puis − et c’est le plus grave − la loi qui nous a été donnée par Dieu et que vous admettez également, vous qui nous demandez de participer au meurtre − cette loi défend catégoriquement non seulement le meurtre mais même toute violence ; c’est pourquoi nous ne pouvons partager et ne partagerons pas vos préparatifs de meurtre ; nous ne donnerons pas d’argent à cet effet et nous n’entrerons pas dans les agglomérations que vous avez organisées. On y pervertit la raison et la conscience des hommes ; on y fait de ceux-ci des instruments de violence, prêts à obéir à tout méchant qui viendra à prendre cet instrument entre ses mains.”
« C’est en cela que consiste l’autre guerre, celle que mène depuis longtemps les hommes les meilleurs de l’univers entier contre les représentants de la force brutale ; elle a éclaté récemment avec une force particulière entre doukhobors et l’État russe. L’État russe a utilisé contre les doukhobors toutes les armes dont il peut se servir dans la lutte. Ces armes sont : les mesures policières sous formes d’arrestations, la défense de se déplacer, la défense de communiquer les uns avec les autres, la saisie des lettres, l’espionnage, la défense aux journaux de publier des renseignements concernant les doukhobors, la calomnie insérée dans les journaux, la corruption, les peines corporelles, la prison, la ruine des familles. De leur côté, les doukhobors ont usé de leur seule arme religieuse : un doux raisonnement et une fermeté patiente. Ils disent : “Il ne faut pas obéir aux hommes plus qu’à Dieu, et quoi que vous fassiez de nous, nous n’obéirons pas.”
Nom de Dieu, peut-être y ont-ils mis trop de patience ! M’est avis qu’après la résistance passive un tantinet de résistance active ne fait pas mal dans le tableau… Aussi, je ne m’emballe pas, kif-kif Tolstoï sur la gnolerie de ceux qui ayant reçu un coup de pied sur la fesse droite tendent la gauche.
À ces résignés, je préfère le bon bougre qui ferme les poings et rend avec bougrement d’usure la monnaie de la pièce.
Quoi qu’il en soit, foutre, l’attitude des doukhobors est rudement chouette ! Si de telles façons d’opérer s’acclimataient en France, ça ficherait une sacrée mornifle au militarisme.
La gouvernance ferait une sale bobine si des gas, après avoir refusé de tirer au sort et de passer le conseil de révision refusaient de rejoindre. Turellement, on les ferait amener à la caserne par les gendarmes ; ils s’y laisseraient conduire et, là, continuant leur résistance passive ils refouleraient à tout service, ne voulant pas plus toucher un flingot qu’un fer rouge, ou bien, si on leur collait de force la clarinette dans les pattes ils la laisserait tomber.
Évidemment, on leur en ferait endurer ! Scrognieugnieu, ils boufferaient de la boîte, iraient à Biribi.
Mais, sans se laisser démonter par les supplices et la peur de la mort, ils objecteraient, tout doucettement, à la gradaille. La réponse de Tolstoï :
« Vous voulez me faire participer au meurtre, vous me demandez de l’argent pour préparer des instruments de meurtre et vous voulez que moi-même je fasse partie d’agglomérations organisées pour l’assassinat, dit l’homme raisonnable n’ayant ni vendu ni obscurci sa conscience. Mais je professe la même croyance que vous vous professez aussi et qui, depuis longtemps, a défendu non seulement le meurtre mais même tout sentiment d’hostilité ; c’est pourquoi je ne peux pas vous obéir. »
Il n’y a pas à barguigner, pour conserver cette attitude, pour ne pas se laisser démonter, et démoraliser, il faut un sacré tempérament.
De ces hommes, Tolstoï en connaît :
« Je connais, dit-il, Drojjine, instituteur paysan qui fut martyrisé jusqu’à la mort au bataillon disciplinaire. J’en connais un autre, Isioumtchenko, camarade de Drojjine qui, après un séjour dans un bataillon disciplinaire, fut expédié au bout du monde ; je connais Olkhovik, un paysan qui se refusa au service militaire, fut condamné au bataillon disciplinaire et convertit, en faisant le voyage en bateau, un soldat de l’escorte nommé Sereda. Après avoir compris ce que lui avait dit Olkhovik sur le péché qu’on commettait en faisant le service militaire, Sereda alla trouver les autorités et dit, comme disaient les martyrs de l’Antiquité : “Je ne veux pas être avec ceux qui martyrisent les autres, joignez-moi au nombre des martyrs.” Et l’on commença à le martyriser. Il fut envoyé d’abord au bataillon disciplinaire, ensuite dans la province de Iakoustk. Je connais des dizaines de doukhobors dont beaucoup sont morts ou devenus aveugles, mais n’ont cependant pas voulu se soumettre aux exigences contraires à la loi divine.
« Il m’est arrivé de lire ces jours-ci une lettre dans laquelle il est question d’un jeune doukhobor expédié tout seul, sans camarade, dans un régiment en garnison à Samarcande. Ce furent de nouveau les mêmes exigences de la part des autorités, suivies des mêmes réponses, simples et irréfutables : “Je ne peux pas faire ce qui est contraire à ma croyance en Dieu. − Nous te martyriserons jusqu’à la mort, c’est notre affaire. − Accomplissez votre tâche, moi j’accomplirai la mienne. ”
« Et ce garçon de vingt ans ne se soumit pas et accomplit sa grande tâche, jeté tout seul dans un pays étranger, au milieu de gens qui sont ses ennemis, qui sont puissants et riches, instruits et emploient toutes leurs forces à le soumettre. »
Et Tolstoï conclut en affirmant que cette résistance des doukhobors a amené à la réflexion des tas de types, même des culottes de peau, qui jusqu’alors avaient vécu aussi ignorants que des escargots.
Il ajoute, en outre, que cette propagande a fichu la chiasse au gouvernement russe dont la force si brutale et sanguinaire qu’elle soit, se trouve battue ferme en brèche par la résistance passive des doukhobortzis.

*

Ainsi, voilà qui va rasséréner les gas d’attaque : le travail de destruction passé, de guerre à l’autorité, se fait sous diverses formes et n’est pas circonscrit aux patelins occidentaux.
L’Orient entre en branle, tout comme nous !
C’est ça que j’ai voulu indiquer aux camaros ; c’est pourquoi j’ai jaspiné − un peu longuement − des doukhobortzis.
Ces riches fieux n’ont certes pas des façons de penser et d’opérer identiques aux nôtres. Mais il ne faut pas vouloir que l’humanité soit coulée dans un moule uniforme. Ce qu’il y a à retenir c’est que, comme nous, ils veulent vivre libres, comme nous, ils ont horreur de l’Autorité, de la guerre et de toutes les contraintes.
Ça doit nous suffire pour nous les faire estimer !

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