« Chaque Turc naît soldat »

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Publié dans L’Union pacifiste, n° 531 de juillet-août 2015.

C’est une affirmation de Mustafa Kemal (1881-1938), un militaire qui dirigea la Turquie de 1923 à sa mort ; il ajoutait : « La souveraineté s’acquiert par la force, la puissance et la violence. »
La Turquie, après la guerre de 14-18, faite du côté allemand, demeura le dernier territoire ottoman après le démantèlement de la Sublime Porte ; cette dernière était le fruit de la conquête de cavaliers nomades venus des steppes qui s’appuyèrent par la suite sur une infanterie de janissaires, des jeunes chrétiens capturés et formés militairement.


On ne s’étonnera donc pas qu’en Turquie le militarisme constitue en quelque sorte une forme de culture dominante. C’est sur cet héritage ottoman que Mustafa Kemal Atatürk s’efforça de construire une patrie nouvelle, républicaine et laïque, largement inspirée des nations occidentales.
Ce mouvement historique nous est précisément décrit par Aurélie Stern dans un mémoire récent qui met paradoxalement au jour l’essor d’un antimilitarisme fortement diversifié ; et cela concomitamment avec la naissance de l’anarchisme dans ce pays ; cette histoire se déroule au milieu d’ambitions politiques bien entendu conflictuelles particulièrement agitées, avec des coups d’État à répétition. On comprendra que, dans cette société, la contestation du militarisme n’allait pas de soi.
C’est d’abord sur les bancs des écoles, surtout dans les grandes classes où les professeurs enseignaient en uniforme militaire puis, plus tard, c’est dans les casernes que les Turcs se verront inculquer le nationalisme et le militarisme. Il s’agissait en effet de créer un citoyen turc tout acquis à ces valeurs. Si on ne naissait pas soldat, on le devenait ; l’école, de son côté, était déjà un embryon d’armée en civil ; et l’armée, une seconde école qui se portait garante de la stabilité politique du pays.
Ajoutons que, au-delà de cette idéologie, une pratique machiste et patriarcale régnait − et règne toujours − dans ce pays en confortant ainsi toutes les attitudes militaristes avec pour conséquence la mise sous tutelle des femmes.
« L’armée turque est plus vieille que la nation, elle est en dehors de l’Histoire, donc elle est naturelle et ne se discute pas, car remettre en cause l’armée ne signifie pas remettre en cause la nation et la citoyenneté, mais la culture turque dans son ensemble », dit-on.
Il est d’usage de répéter le propos populaire qui prétend qu’on ne devient un vrai homme qu’après avoir fait son service militaire.
La sociologue Pinar Selek, réfugiée en France et analysant l’expérience de la caserne, arrive à la conclusion que l’homme, lors de son service militaire obligatoire, accepte de prendre momentanément un rôle féminin en effectuant des tâches ménagères auxquelles il n’est pas habitué ; c’est « en rampant » qu’il deviendra un homme, processus qui lui permettra plus tard de dominer les femmes.
En 1989, l’anarchiste turc d’origine balkanique Tayfun Gönül (1958-2012) se déclare objecteur. Il est le premier, en Turquie, à prendre cette position; événement à mettre en lien avec l’émergence de l’anarchisme et avec la création de la revue libertaire Kara (Noir).
Ce premier mouvement anarchiste turc se différenciait de l’anarchisme occidental sur plusieurs points, nous dit l’auteure. Il n’était pas positiviste ni franchement hostile à la religion et donc ouvert au débat avec les musulmans pratiquants, utilisant d’ailleurs un vocabulaire plutôt respectueux envers l’islam et n’hésitant pas à se servir de notions et de termes coraniques. Enfin, il n’était ni rationaliste ni scientiste et montrait un caractère particulièrement spontané.
Le deuxième objecteur de conscience en Turquie fut Vedat Zencir, qui déclarait en 1990 : « Cette vie est un droit primordial, et mes valeurs m’empêchent de tuer, d’avoir recours à la violence, de donner des ordres ou d’en recevoir. » 2007 voit l’incarcération du premier musulman objecteur de conscience :
Enver Aydemir (né en 1977) qui, lui, défraya la chronique et ouvrit un espace nouveau au sein du mouvement antimilitariste turc. C’est à ce moment que des musulmans d’extrême gauche ou des dissidents à leur manière montrèrent à tous leur ouverture d’esprit et leur désir de collaboration.
C’est au sein du mouvement anarchiste ou parallèlement à celui-ci que le mouvement LGBT (Lesbienne-gay-bitransexuel) a pu se développer dès 2004.
C’est alors que certaines militantes se déclarèrent « objectrices de conscience ».
Elles affirmaient que le militarisme − et donc l’antimilitarisme − les concernait tout autant que les hommes. Elles récusaient de cette façon le rôle «passif » qui leur est généralement attribué.
Parlerons-nous des objecteurs homosexuels ? Il faut savoir qu’ils étaient généralement réformés, qualifiés de «pommes pourries », après avoir subi nombre de sévices.
Pour finir, rappelons que c’est au cours d’un festival au nom de « militurizm » (mélange de militaire et de tourisme) que l’on put entendre un participant dire :
« Nous avons déclaré être non-violents, mais nous n’avons pas dit que nous n’étions pas querelleurs. Si n’importe lequel d’entre nous se fait arrêter et mettre en garde à vue, si vous mettez des obstacles en travers de notre route, ou si vous nous violentez, nous utiliserons toutes sortes de méthodes non-violentes afin de faire éclater des scandales. »

Aurélie Stern, L’Antimilitarisme en Turquie,
Atelier de création libertaire, 2015, 168 p.

Achaïra du 1er juin 2015

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Dans Le Monde du vendredi 22 juillet 2016, à propos de la dernière tentative de coup d’État en Turquie, Pinar Selek dit sa « confiance dans les mouvements sociaux qui émergent. Cette force dans les combats féministes, arméniens, kurdes, me donne de l’espoir. […] Les luttes sociales doivent se renforcer et se battre pour un système plus démocratique. J’appelle les citoyens des différents pays à être solidaires avec ces militants pour une transformation non violente du régime. »

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