La non-violence contre le nazisme

Le Monde libertaire, n° 1510 du 27 mars au 2 avril 2008.
Auteurs : André Bernard et Pierre Sommermeyer.

Dans le Monde libertaire des 14-20 février 2008 (n° 1504), Roger Dadoun (« Sarko, émule mou de Gandhi ») pose deux questions : « Si la stratégie du Mahatma a eu raison de l’impérialisme britannique tenu en laisse par un système de lois (dont se moquèrent souverainement la soldatesque anglaise et les dignitaires coloniaux, qui n’y allèrent pas de main morte), aurait-elle eu la moindre chance face à des dictateurs sans foi ni loi tels que Hitler ou Staline, qui n’admettaient d’autre loi que celle de la force brute, identifiée à leur seul et absolu pouvoir de tuer ? Gandhi aurait-il, aujourd’hui, face aux crapuleux rejetons du fascisme qui prolifèrent la moindre chance ? »

Ce questionnement contient implicitement sa réponse : non, la non-violence n’aurait rien pu contre Hitler ; et, encore aujourd’hui, elle serait tout autant inefficace : seule une violence plus haute peut vaincre la violence brute. Et l’Histoire a confirmé cette assertion : Hitler a finalement été vaincu par l’énorme déploiement des forces armées nord-américaines et alliées, après avoir durant une longue douzaine d’années exercé son pouvoir criminel.

Est-ce à dire que la même chose se reproduirait aujourd’hui ? Sans aucun doute. Les forces non violentes étant tout aussi peu préparées, collectivement, qu’elles le furent à l’époque, toute initiative serait donc encore laissée à la spontanéité des individus. Le seul recours resterait comme précédemment les forces armées, les militaires, qu’il nous faudrait appuyer et défendre, repoussant l’exercice de notre antimilitarisme à des jours meilleurs.
Rappelons que Hitler n’était pas le seul dans sa catégorie. Citons, pour faire court, Staline, Mussolini et Franco.
Staline est mort dans son lit : aucune force ne l’a délogé de son fauteuil, et si le régime mis en place par lui et ses camarades s’est finalement écroulé, après quelque soixante-dix années, ce n’est pas à la suite d’une invasion armée des États soviétiques ni d’une quelconque révolution violente.
Franco de même est mort dans son lit après environ trente-cinq années de règne ; quant à Mussolini, moins adroit politiquement que Franco, il eut le tort de s’afficher trop ouvertement avec les nazis, et il fut emporté avec eux après plus de vingt longues années au pouvoir.
Même violemment, il n’est donc pas évident d’empêcher la mainmise d’un dictateur, puis de le dégommer une fois bien en place. Et il n’est pas mauvais de rappeler que les tyrans se hissent et se maintiennent au pouvoir avec le consentement plus ou moins volontaire de leur peuple (voir Étienne de La Boétie), et surtout grâce à la complicité peureuse des pays voisins : il s’agissait là, en 1933, pour partie, de nos démocraties.
Hitler, dans son irrésistible ascension, s’est appuyé sur deux arguments : la défaite de l’Allemagne en 14-18 qu’il expliquait par le « coup de poignard dans le dos » porté par les juifs et les communistes ; et l’exploitation d’un traité de Versailles inique et vengeur qui mit l’Allemagne à genoux économiquement : la punition française eut donc des effets ravageurs. Enfin, on a pu constater, chez les Alliés, un laisser-faire « sympathisant », associé à une sorte de bienveillance de tous les tenants européens de l’ordre qui laissèrent Hitler réoccuper la rive gauche du Rhin. Sans compter la pusillanimité des généraux français, qualité militaire qui n’est pas trop notre affaire.
En Espagne, en 1936, tant pour les démocraties que pour l’État russe, il y avait beaucoup à perdre : tout était préférable à une révolution à caractère libertaire. Les fascistes et nazis, eux, avaient tout à gagner en soutenant le « caudillo ».
Mais comment pouvions-nous donc résister à Hitler ? Militairement, l’armée française y a échoué en 1939 après avoir laissé, selon les historiens, 10 000 soldats sur les champs de bataille. Sous l’Occupation, ce que l’on a appelé la Résistance (sous-entendu la résistance armée) fut minoritaire mais, par la suite, exaltée, elle bénéficia à la Libération d’une hagiographie sans contestation possible. Gaullistes et communistes veillaient sur une vision de l’Histoire tronquée qui les arrangeait.
Cette « résistance armée » fut accompagnée d’une « résistance non armée », civile, qui est encore maintenant relativement passée sous silence, ou minorée car moins héroïque que les coups d’éclat violents. Toujours à l’œuvre, le romantisme de l’arme au poing ! Pourtant, certains de ces « résistants civils », qui pouvaient répugner à une quelconque violence, prenaient tout autant de risques que les premiers. Résistance armée et résistance civile ont cependant coexisté, ont collaboré, s’appuyant l’une sur l’autre. Et il n’est pas dit que la seconde ait été la moins efficace.
Si la non-violence gandhienne n’a rien pu contre Hitler (ni contre Staline, ni contre Franco, ni… etc.), qu’en est-il de la « résistance civile » ? Car, ici, on préférera ce terme, à la façon de Jacques Sémelin (voir son livre Sans armes face à Hitler, la résistance civile en Europe, 1939-1943, Payot éditeur).
D’ailleurs, qu’entendons-nous par non-violence ? Cette idée se confond dans l’esprit de la plupart des gens avec la personnalité de Gandhi : le « fakir nu », le végétarien abstinent sexuel, le mystique, etc. ; de même que l’anarchisme, pour le journaliste de fait divers, est résumé dans un Ravachol terroriste adepte de la violence aveugle. Comment se débarrasser des idées toutes faites ? Et comment essayer de réfléchir sans œillères, pour faire bouger les esprits ?
En 1939, en France, il était presque trop tôt pour parler de non-violence. Un Félicien Challaye, pacifiste par excellence, dans son Pour la paix désarmée même en face d’Hitler, édité en 1933, ne parlait que de la « non-participation à la manière de Gandhi ». La non-violence, au sens large, serait-elle donc une idée, une pratique plus récente en Occident ? S’il y a une non-violence immémoriale encombrée de religiosité, il y a maintenant une désobéissance civile moderne qui, sur le plan social, ouvre des perspectives d’action peut-être inédites. Ainsi, il y a un anarchisme éternel de révolte spontanée qui se concrétisa dans l’anarchisme historique né à Saint-Imier en 1872. Quant à nous, nous sommes convaincus que l’Histoire est à construire, ouverte à notre imagination et à notre inventivité.
Pourtant, rien n’est simple, et il nous faut interroger la complexité…
Il ne s’agit pas de réécrire cette Histoire, de dire qu’on aurait pu…, mais d’attirer l’attention sur des pages occultées, consciemment ou non, et de regarder ce qui se dessine maintenant.
Ainsi, pour la question qui nous intéresse ici, une fois la résistance armée glorifiée, de nommer les actes de résistance civile pratiquement ignorés, mais de moins en moins, par les historiens. Ce qu’ont fait des militants de la non-violence dans de nombreuse publications confidentielles, mais aussi en collaborant avec des militaires pour ébaucher les traits d’une « défense nationale » sans armes. Les lecteurs de ce journal s’offusqueront de cette collaboration, comme d’autres furent heurtés par la militarisation des milices libertaires dans l’Espagne de 1936.
R
eprenant le livre de Jacques Sémelin, nous citerons, en vrac, la résistance des enseignants norvégiens contre Quisling ; le port volontaire de l’étoile jaune par les Danois et l’effort de tout ce pays pour exfiltrer les juifs vers la Suède ; les réseaux européens de solidarité pour sauver les juifs pourchassés, en particulier en Belgique, et chez nous au Chambon-sur-Lignon (l’un des deux signataires y avait trouvé refuge). Nous renvoyons le lecteur intéressé aux nombreuses monographies qui rapportent ces résistances sans exploits militaires. On pourra aussi se reporter à l’article de Jean-Marie Tixier publié sur le site <Anarchisme & non-violence 2>.
Oui, notre méfiance face à l’exercice de la violence armée militarisée tient au fait que moins que jamais la notion de peuple en armes (jusqu’à quel degré de sophistication ?) est pertinente : si le pouvoir est au bout du fusil, le peuple risque d’être du mauvais côté ; et il paraît que le pouvoir est maudit, le pouvoir absolu étant…
Mais le pouvoir partagé ? Il a été noté, ailleurs, à propos des manifestations non violentes dans le village de Bil’in, en Palestine, que ces actions avaient permis un « réveil de la société civile palestinienne marginalisée par les formations armées dans la lutte contre l’occupation ».
La résistance civile est l’aspect le plus simple d’une résistance sans violence. Passer au stade supérieur, à une action offensive, exigerait les mêmes efforts que ceux qu’implique une préparation guerrière, les mêmes risques de mort aussi… Mais nous n’en sommes pas là. Pourtant, de jeunes radicaux ont posé le problème.
Car le fascisme relève la tête, car « le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête immonde… ». Aussi, nous lirons avec intérêt ce qu’ils écrivent après les manifestations à Heiligendamm en juin 2007 contre le G8 :
« Maintenant, nous devons reprendre nos ébauches de politisation et d’organisation et faire entrer dans nos discussions quotidiennes, avec les vilenies de ce monde, les expériences positives d’Heiligendamm telles que la désobéissance de masse. Que ce soient les luttes contre la précarisation ou la campagne contre l’État sécuritaire, la mobilisation contre les défilés nazis, ou les centres de rétention pour les étrangers expulsables, ou tous les autres nombreux domaines dans lesquels les gauches luttent pour un monde meilleur. Tandis que ce blocus est encore bien présent dans nos esprits, nous pourrions nous créer une sorte de mémoire collective et utiliser en les modifiant les expérience partagées. Le concept du blocus peut-il s’utiliser aussi contre les défilés nazis ? Une action collective publique de désobéissance de masse peut-elle être menée contre les conditions du travail précaire ? Ou contre la discrimination raciale ? Même si le monde n’a pas bougé après le G8, des possibilités de changement sont apparues qui peuvent élargir nos champs d’action et libérer de nouvelles énergies. »

André Bernard et Pierre Sommermeyer

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