Notre nature animale

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Comment est-on passé d’un primate ordinaire incapable de parler
cet étonnant primate humain incapable de se taire ?

Robbins Burling

Daniel Colson, dans son dernier ouvrage (Proudhon et l’anarchie, ACL, 2017), en page 95, pose un certain nombre de questions ressassées et largement dépassées :
« Y a-t-il une nature humaine ? L’homme est-il bon mais corrompu par une société mauvaise et autoritaire (le bon sauvage) ? L’homme est-il méchant (le péché originel) et a-t-il besoin d’un cadre contraignant pour vaincre ses passions et ses instincts égoïstes et prédateurs ? »
Bien sûr, il ne nous donne pas de réponse, et son propos ne s’arrête pas à ces considérations, même quand il cite quelques auteurs qui ne sont plus exactement de notre temps comme Bakounine, Reclus, Kropotkine, Malatesta, Proudhon (bien sûr) et quelques autres.

Cependant, dans L’Homme, cet animal raté, Pierre Jouventin pose la question : « Comment 2500 ans de philosophie ont-ils pu s’interroger sur l’humain en niant son appartenance au monde animal, à tel point qu’il a fallu que ce soit la science qui retrouve cette évidence de bons sens ? »
Pourquoi donc, au sujet de cette fameuse « nature humaine », Colson ne va-t-il pas interroger des scientifiques contemporains  ̶  certains très proches de nous comme, justement, Pierre Jouventin, né en 1942  ̶  ou d’autres tel Frans de Waal, né en 1948 ?
Le premier, Jouventin, est un éthologue d’expérience qui a écrit, entre autres, Kamala, une louve dans ma famille et Les Confessions d’un primate.
Le second, De Waal, est un primatologue, auteur, parmi beaucoup d’autres ouvrages, de La Politique du chimpanzé.
Et nous ajouterons le très agréable opuscule de Jean-Baptiste de Panafieu, très accessible à la lecture et, de plus, illustré avec humour par Étienne Lécroart : L’homme est-il un animal comme les autres ? (La ville brûle éd., 2017.)
Pourquoi négliger ceux qui, de nos jours, questionnent avec compétence scientifique la nature humaine  ̶  et animale  ̶  à partir  d’un matériel bien vivant pour apporter des réponses qui ouvrent l’horizon ? Méconnaissance ? « La culture humaniste ignore aujourd’hui le plus souvent la culture scientifique et vice versa. Il est vrai que les connaissances sont aujourd’hui si vastes que les philosophes ne peuvent suivre l’actualité scientifique… », nous répond Pierre Jouventin.
Pour autant, rien n’empêche de citer Darwin :
« Celui qui comprendra les babouins aura fait plus pour la métaphysique que Locke. » (Carnets intimes, 1838.
Du caillou inanimé à la plante plus ou moins sophistiquée, il y a un écart certain ; de la plante qui diffère peu de l’animal (comme le protiste *) jusqu’aux animaux au  système nerveux performant, l’écart est variable. Quant à l’être dit « humain » (Homo sapiens), il n’est qu’un descendant d’une famille buissonneuse de primates et seul rescapé des Erectus, Habilis, Floresiensis, etc. ; le dernier, Néandertal, certainement moins prolifique que Sapiens, a été absorbé par celui-ci ou escamoté.
Dans d’autres chroniques, nous avions abordé la réalité du fait culturel chez certains animaux et nous nous étions posé la question des fondements d’une conscience morale chez les êtres humains. La première réponse, nous pensions l’avoir trouvée notamment dans L’Entraide de Kropotkine, publié en 1902, qui donnait de multiples exemples de comportements solidaires dans différentes sociétés humaines et aussi chez les animaux.
De nos jours, c’est avec grand intérêt que nous découvrons le travail de Frans de Waal. Étant donné que notre parenté avec les singes est patente, De Waal ne se lasse pas de nous dire tout ce qui nous en sépare, mais surtout ce qui nous en rapproche ; étudiant les chimpanzés et les bonobos, il y dévoile, comme chez les humains, le goût prononcé de certains pour le pouvoir et les conduites de conquête envers le sexe opposé ; il s’agit essentiellement des mâles. Si les bonobos résolvent leurs problèmes de pouvoir par le sexe, les chimpanzés, eux, règlent les problèmes de sexe par le pouvoir. C’est du moins ce que nous dit Frans de Waal, dans Le Singe en nous. Et c’est pourquoi, et pour bien d’autres raisons, les chimpanzés et les bonobos revêtent une égale et telle importance pour comprendre ce que l’on persiste à nommer la « nature humaine ».
Et puis, nous n’avons pas craint de parler de « morale » chez nos si proches parents. Darwin, déjà, n’hésitait pas à écrire : « De nombreux animaux compatissent, sans doute aucun, à la détresse des autres ou aux dangers qu’ils courent. »
De Waal, lui, écrit :
« Les éléments constitutifs de la morale précèdent clairement l’humanité. Nous les reconnaissons chez nos parents primates, l’empathie étant plus visible chez le bonobo, et la réciprocité chez le chimpanzé. Les règles morales nous disent quand et comment appliquer ces tendances, mais elles sont elles-mêmes à l’œuvre depuis des temps immémoriaux. »
Si la morale demeure la plus belle parure dont se glorifie l’humanité, elle se serait construite à partir du sentiment de communauté du petit groupe contre les autres groupes. En bref, « suprême ironie, nous dit De Waal, notre plus noble conquête − la morale − est liée par l’évolution à notre comportement le plus abject, la guerre ».
« Loin d’être un mince vernis, la morale nous vient de l’intérieur. Elle fait partie intégrante de notre biologie, comme le confirment les nombreux parallèles repérés chez d’autres animaux. »
Jouventin, ouvrant l’espace, écrit encore que des éthologistes « comme Frans de Waal considèrent, à la suite de Darwin, que la morale se trouve en germe chez l’animal et en particulier chez le chimpanzé, mais [qu’] ils ne regardent que du côté de notre plus proche parent ».
Ce qu’il va confirmer en affinant encore l’argumentation. Sa « redécouverte », fruit du hasard, est née suite à l’adoption, en appartement, d’une louve − d’une « espèce au faîte de la socialité » de la famille des carnivores − alors qu’elle n’était qu’un nourrisson non encore imprégné de sa vraie famille (Canis lupus) mais qui considéra Jouventin, sa compagne et son fils comme sa famille réelle et qui démontra par de multiples exemples sa totale solidarité avec eux.
« D’après mon interprétation, écrit Jouventin, ces carnivores sociaux possèdent par nature des instincts d’entraide alors que notre espèce doit perpétuellement stimuler par la culture sa nature de primate égoïste en nous éduquant dès l’enfance à l’altruisme et à la coopération… »
Si l’être humain et le loup sont d’espèces totalement différentes, une activité analogue − la chasse collective du gros gibier −  a fait converger leur comportement éco-éthologique.
Si l’un et l’autre sont marqués par l’instinct, le caractère inné − comme la tétée chez le petit humain −, le loup, lui, obéit surtout à son instinct ; les deux, cependant, montrent une part d’acquis (de culture), cette dernière tout à fait dominante chez l’être humain qui, au cours des âges, a construit des habitudes d’entraide et de solidarité.
(Il reste à savoir si les caractères acquis, quels qu’ils soient, peuvent devenir héréditaires.)
Maintenant que l’homme ne chasse plus en meute, sans doute a-t-il remplacé cette occupation par des guerres diverses fortifiant ses identités nationales, raciales, religieuses, sociales, etc. Et sa psychologie de chimpanzé égoïste prospère tout autour de la planète en saccageant l’environnement. Et il y a peu de chances que l’évolution améliore son « humanité » car notre « Homo sapiens ne semble pas avoir beaucoup de capacité de prévoyance ».
Raté, l’être humain ? Certes, nous ne sommes que ce que nous sommes : une sorte de poisson rouge qui polluerait son bocal, aussi impuissants que lui à changer l’eau.
Est-ce la conclusion pessimiste du livre de Jouventin ?
Mais quelles autres perspectives avons-nous que celles du poisson rouge ?

Achaïra du 2 octobre 2017

* Le Monde « Science & médecine » du mercredi 21 juin 2017 signale la découverte du blob : « ni plante, ni animal, ni champignon, fait d’une unique cellule géante capable de se déplacer, sans cerveau mais doté de mémoire et de capacités d’apprentissage surprenantes, « Physarum polycephalum » défie tout les canons de la biologie ».

Pierre Jouventin, L’Homme, cet animal raté.
Histoire naturelle de notre espèce,
Libre et Solidaire éd., 2016, 240 p.

Kamala, la jeune louve

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